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CJUE, 13 juillet 2006, aff. C-539/03 Roche Nederland BV e.a. c/ Frederick Primus et Milton Goldenberg

 

Arrêt de la Cour (première chambre) du 13 juillet 2006

Affaire C-539/03 Roche Nederland BV e.a. contre Frederick Primus et Milton Goldenberg

(demande de décision préjudicielle, introduite par

le Hoge Raad der Nederlanden)

«Convention de Bruxelles — Article 6, point 1 — Pluralité de défendeurs — Compétence du tribunal du domicile de l'un des défendeurs — Action en contrefaçon d'un brevet européen — Défendeurs établis dans différents États contractants — Actes de contrefaçon commis dans plusieurs États contractants»

Conclusions de l'avocat général M. P. Léger, présentées le 8 décembre 2005 

 

Sommaire de l'arrêt

Convention concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions — Compétences spéciales — Pluralité de défendeurs

(Convention du 27 septembre 1968, art. 6, point 1)

L'article 6, point 1, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée en dernier lieu par la convention du 29 novembre 1996 relative à l'adhésion de la République d'Autriche, de la République de Finlande et du Royaume de Suède, doit être interprété en ce sens qu'il ne s'applique pas dans le cadre d'un litige en contrefaçon de brevet européen mettant en cause plusieurs sociétés, établies dans différents États contractants, pour des faits qui auraient été commis sur le territoire d'un ou de plusieurs de ces États, même dans l'hypothèse où lesdites sociétés, appartenant à un même groupe, auraient agi de manière identique ou similaire, conformément à une politique commune qui aurait été élaborée par une seule d'entre elles. En effet, étant donné que ni les actes de contrefaçon reprochés aux différents défendeurs ni la réglementation nationale par rapport à laquelle de tels actes sont appréciés ne sont les mêmes, il n'existe pas de risque que des décisions inconciliables soient rendues à la suite d'actions en contrefaçon de brevet européen engagées dans différents États contractants, puisque d'éventuelles divergences entre les décisions rendues par les juridictions en cause ne s'inscrivent pas dans le cadre d'une même situation de fait et de droit.

Il s'ensuit que le lien de connexité requis pour l'application de l'article 6, point 1, de la convention de Bruxelles ne peut être établi entre de telles actions.

(cf. points 20, 25, 27-28, 31, 33, 35, 41 et disp.)



ARRÊT DE LA COUR (première chambre)

13 juillet 2006 (*)

«Convention de Bruxelles – Article 6, point 1 – Pluralité de défendeurs – Compétence du tribunal du domicile de l’un des défendeurs – Action en contrefaçon d’un brevet européen – Défendeurs établis dans différents États contractants – Actes de contrefaçon commis dans plusieurs États contractants»

Dans l’affaire C-539/03,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre du protocole du 3 juin 1971 relatif à l’interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, introduite par le Hoge Raad der Nederlanden (Pays-Bas), par décision du 19 décembre 2003, parvenue à la Cour le 22 décembre 2003, dans la procédure

Roche Nederland BV e.a.

contre

Frederick Primus,

Milton Goldenberg,

LA COUR (première chambre),

composée de M. P. Jann (rapporteur), président de chambre, MM. K. Schiemann, K. Lenaerts, E. Juhász et M. Ilešič, juges,

avocat général: M. P. Léger,

greffier: Mme M. Ferreira, administrateur principal,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 27 janvier 2005,

considérant les observations présentées:

–       pour Roche Nederland BV e.a., par Mes P. A. M. Hendrick, O. Brouwer, B. J. Berghuis et K. Schillemans, advocaten,

–       pour MM. Primus et Goldenberg, par Me W. Hoyng, advocaat,

–       pour le gouvernement néerlandais, par Mmes H. G. Sevenster et J. G. M. van Bakel, en qualité d’agents,

–       pour le gouvernement français, par M. G. de Bergues et Mme  A. Bodard‑Hermant, en qualité d’agents,

–       pour le gouvernement du Royaume-Uni, par Mme E. O’Neill, en qualité d’agent, assistée de M. M. Tappin, barrister,

–       pour la Commission des Communautés européennes, par Mme  A.‑ M. Rouchaud-Joët et M. R. Troosters, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 8 décembre 2005,

rend le présent

Arrêt

1       La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 6, point 1, de la convention du 27 septembre 1968 sur la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l’adhésion du Royaume de Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (JO L 304, p. 1, et – texte modifié – p. 77), par la convention du 25 octobre 1982 relative à l’adhésion de la République hellénique (JO L 388, p. 1), par la convention du 26 mai 1989 relative à l’adhésion du Royaume d’Espagne et de la République portugaise (JO L 285, p. 1), ainsi que par la convention du 29 novembre 1996 relative à l’adhésion de la République d’Autriche, de la République de Finlande et du Royaume de Suède (JO 1997, C 15, p. 1, ci-après la «convention de Bruxelles»).

2       Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Roche Nederland BV et huit autres sociétés du groupe Roche à MM. Primus et Goldenberg au sujet de la violation, alléguée par ces derniers, des droits qu’ils tiennent d’un brevet européen dont ils sont titulaires.

  Le cadre juridique

 La convention de Bruxelles

3       Figurant sous le titre II, consacré aux règles de compétence, et dans la section 1, intitulée «Dispositions générales», l’article 2, premier alinéa, de la convention de Bruxelles stipule:

«Sous réserve des dispositions de la présente convention, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État contractant sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État.»

4       Aux termes de l’article 3, premier alinéa, de cette même convention:

«Les personnes domiciliées sur le territoire d’un État contractant ne peuvent être attraites devant les tribunaux d’un autre État contractant qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 6 du présent titre.»

5       L’article 6 de la convention de Bruxelles, qui figure dans la section 2 dudit titre II, intitulée «Compétences spéciales», énonce:

«[Le défendeur domicilié sur le territoire d’un État contractant] peut aussi être attrait:

1)      s’il y a plusieurs défendeurs, devant le tribunal du domicile de l’un d’eux;

[…]».

6       L’article 16 de la convention de Bruxelles, qui constitue la section 5 du titre II de celle-ci, intitulée «Compétences exclusives», stipule:

«Sont seuls compétents, sans considération de domicile:

[…]

4)      en matière d’inscription ou de validité des brevets, marques, dessins et modèles, et autres droits analogues donnant lieu à dépôt ou à un enregistrement, les juridictions de l’État contractant sur le territoire duquel le dépôt ou l’enregistrement a été demandé, a été effectué ou est réputé avoir été effectué aux termes d’une convention internationale;

[…]»

7       L’article V quinquies du protocole annexé à la convention de Bruxelles, qui, en vertu de l’article 65 de cette dernière, fait partie intégrante de ladite convention, précise:

«Sans préjudice de la compétence de l’Office européen des brevets selon la convention sur la délivrance de brevets européens, signée à Munich le 5 octobre 1973, les juridictions de chaque État contractant sont seules compétentes, sans considération de domicile, en matière d’inscription ou de validité d’un brevet européen délivré pour cet État et qui n’est pas un brevet communautaire en application des dispositions de l’article 86 de la convention relative au brevet européen pour le marché commun, signée à Luxembourg le 15 décembre 1975.»

8       L’article 22 de la convention de Bruxelles, qui figure dans la section 8 intitulée «Litispendance et connexité» du titre II de celle-ci, prévoit que, lorsque des demandes connexes sont formées devant des juridictions d’États contractants différents et sont pendantes au premier degré, la juridiction saisie en second lieu peut surseoir à statuer voire, sous certaines conditions, se dessaisir. Selon le troisième alinéa de cette disposition:

«Sont connexes, au sens du présent article, les demandes liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément.»

9       Aux termes de l’article 27, point 3, de cette convention, qui figure sous le titre III, consacré aux règles de reconnaissance et d’exécution, et dans la section 1, intitulée «Reconnaissance», les décisions ne sont pas reconnues si «la décision est inconciliable avec une décision rendue entre les mêmes parties dans l’État requis».

 La convention de Munich

10     La convention sur la délivrance de brevets européens, signée à Munich le 5 octobre 1973 (ci-après la «convention de Munich»), institue, ainsi que l’énonce son article 1er, un «droit commun aux États contractants en matière de délivrance de brevets d’invention».

11     En dehors des règles communes de délivrance, un brevet européen demeure régi par la réglementation nationale de chacun des États contractants pour lequel il a été délivré. À cet égard, l’article 2, paragraphe 2, de la convention de Munich stipule:

«Dans chacun des États contractants pour lesquels il est délivré, le brevet européen a les mêmes effets et est soumis au même régime qu’un brevet national délivré dans cet État [...]».

12     S’agissant des droits conférés au titulaire d’un brevet européen, l’article 64, paragraphes 1 et 3, de ladite convention prévoit:

«(1)      […] le brevet européen confère à son titulaire, à compter du jour de la publication de la mention de sa délivrance et dans chacun des États contractants pour lesquels il a été délivré, les mêmes droits que lui conférerait un brevet national délivré dans cet État.

[…]

(3)      Toute contrefaçon du brevet européen est appréciée conformément aux dispositions de la législation nationale.»

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

13     MM. Primus et Goldenberg, domiciliés aux États-Unis d’Amérique, sont titulaires du brevet européen n° 131 627.

14     Le 24 mars 1997, ils ont assigné devant le Rechtbank te s’-Gravenhage Roche Nederland BV, société établie aux Pays-Bas, ainsi que huit autres sociétés du groupe Roche, établies respectivement aux États-Unis d’Amérique, en Belgique, en Allemagne, en France, au Royaume-Uni, en Suisse, en Autriche et en Suède (ci-après «Roche e.a.»). Les demandeurs reprochaient à ces sociétés la même violation des droits qui leur sont conférés par le brevet dont ils sont titulaires. Cette prétendue violation consistait en la mise sur le marché, dans les pays où les sociétés défenderesses sont établies, de kits de dosage immunologique.

15     Les sociétés du groupe Roche non établies aux Pays-Bas ont contesté la compétence de la juridiction néerlandaise. Sur le fond, elles se sont fondées sur l’absence d’infraction et sur la nullité du brevet en cause.

16     Par jugement du 1er octobre 1997, le Rechtbank te s’-Gravenhage s’est déclaré compétent et a rejeté les demandes de MM. Primus et Goldenberg. Sur appel, le Gerechtshof te s’-Gravenhage a, par arrêt du 27 juin 2002, réformé ledit jugement et a notamment interdit à Roche e.a. de violer les droits attachés au brevet en cause dans tous les pays désignés dans ce brevet.

17     Saisi d’un pourvoi en cassation, le Hoge Raad a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions suivantes:

«1)      Existe-t-il entre les demandes relatives à une violation de brevet qu’un titulaire d’un brevet européen a introduites contre un défendeur établi dans l’État du juge requis, d’une part, et différents défendeurs établis dans des États contractants autres que celui du juge requis, d’autre part, à propos desquels le titulaire de brevet déclare qu’ils violent ce brevet dans un ou plusieurs États contractants, un lien de connexité, tel qu’il est exigé pour l’application de l’article 6, initio et point 1, de la convention de Bruxelles?

2)      Si la réponse à la question visée sous 1 n’est pas affirmative ou n’est pas affirmative sans plus, dans quelles circonstances y a-t-il une telle connexité, et est-il important par exemple dans ce cadre

–       que les défendeurs appartiennent à un seul et même groupe?

–       qu’il soit question dans le chef des défendeurs d’un comportement commun fondé sur une politique commune et, dans l’affirmative, l’endroit où cette politique commune a été élaborée présente-t-il de l’importance?

–       que les prétendus actes de violation des différents défendeurs soient les mêmes ou presque les mêmes?»

 Sur les questions préjudicielles

18     Par ces questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 6, point 1, de la convention de Bruxelles doit être interprété en ce sens qu’il a vocation à s’appliquer dans le cadre d’actions en contrefaçon de brevet européen mettant en cause plusieurs sociétés, établies dans différents États contractants, pour des faits qui auraient été commis sur le territoire d’un ou de plusieurs de ces États, en particulier dans l’hypothèse où lesdites sociétés, appartenant à un même groupe, auraient agi de manière identique ou similaire, conformément à une politique commune qui aurait été élaborée par une seule d’entre elles.

19     Par dérogation à la règle de principe énoncée à l’article 2 de la convention de Bruxelles, selon laquelle le défendeur domicilié dans un État contractant est attrait devant les juridictions de cet État, l’article 6, point 1, de ladite convention permet, en cas de pluralité de défendeurs, d’attraire un défendeur domicilié dans un État contractant dans un autre État contractant où l’un des défendeurs a son domicile.

20     Dans l’arrêt du 27 septembre 1988, Kalfelis (189/87, Rec. p. 5565, point 12), la Cour a dit pour droit que, pour l’application de l’article 6, point 1, de la convention de Bruxelles, il doit exister, entre les différentes demandes formées par un même demandeur à l’encontre de différents défendeurs, un lien de connexité tel qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger ensemble afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément.

21     L’exigence d’un lien de connexité ne ressort pas du libellé de l’article 6, point 1, de la convention de Bruxelles. Elle a été déduite de ce texte par la Cour afin d’éviter que l’exception au principe de la compétence des juridictions de l’État du domicile du défendeur, prévue par cette disposition ne puisse remettre en question l’existence même de ce principe (arrêt Kalfelis, précité, point 8). Cette exigence a été confirmée ultérieurement par l’arrêt du 27 octobre 1998, Réunion européenne e.a. (C-51/97, Rec. p. I-6511, point 48), et a reçu une consécration expresse dans le cadre de la rédaction de l’article 6, point 1, du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1), qui a succédé à la convention de Bruxelles.

22     La formulation utilisée par la Cour dans l’arrêt Kalfelis, précité, reprend les termes de l’article 22 de la convention de Bruxelles, selon lequel sont connexes les demandes liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément. Ledit article 22 a été interprété dans l’arrêt du 6 décembre 1994, Tatry (C‑406/92, Rec. p. I-5439, point 58), en ce sens que, pour qu’il y ait connexité entre deux demandes, il suffit que leur instruction et leur jugement séparés comportent le risque d’une contrariété de décisions, sans qu’il soit nécessaire qu’ils comportent le risque de conduire à des conséquences juridiques s’excluant mutuellement.

23     La portée donnée par l’arrêt Tatry, précité, à la notion de décisions «inconciliables» dans le contexte de l’article 22 de la convention de Bruxelles est ainsi plus large que celle qui avait été donnée à cette même notion par l’arrêt du 4 février 1988, Hoffmann (145/86, Rec. p. 645, point 22), dans le contexte de l’article 27, point 3, de ladite convention, qui prévoit qu’une décision rendue dans un État contractant n’est pas reconnue si elle est inconciliable avec une décision rendue entre les mêmes parties dans l’État requis. Dans l’arrêt Hoffmann, précité, la Cour avait en effet jugé que, afin d’établir si deux décisions sont inconciliables au sens de cette dernière disposition, il convient de rechercher si les décisions en cause entraînent des conséquences juridiques qui s’excluent mutuellement.

24     MM. Primus et Goldenberg ainsi que le gouvernement néerlandais font valoir que l’interprétation large de l’adjectif «inconciliables», au sens de contradictoires, donnée par l’arrêt Tatry, précité, dans le contexte de l’article 22 de la convention de Bruxelles doit être étendue au contexte de l’article 6, point 1, de ladite convention. Roche e.a. ainsi que le gouvernement du Royaume-Uni, à l’argumentation desquels s’est rangé M. l’avocat général aux points 79 et suivants de ses conclusions, soutiennent, au contraire, que cette transposition n’est pas admissible, compte tenu des différences entre la finalité et la position des deux dispositions en cause dans le système de la convention de Bruxelles, et qu’une interprétation plus étroite doit être préférée.

25     Toutefois, il n’apparaît pas nécessaire, dans le cadre de la présente affaire, de se prononcer sur cette question. Il suffit, en effet, de constater que, à supposer même que la notion de décisions «inconciliables» aux fins de l’application de l’article 6, point 1, de la convention de Bruxelles doive être entendue dans l’acception large de décisions contradictoires, il n’existe pas de risque que de telles décisions soient rendues à la suite d’actions en contrefaçon de brevet européen engagées dans différents États contractants, mettant en cause plusieurs défendeurs domiciliés sur le territoire de ces États pour des faits qui auraient été commis sur leur territoire.

26     Ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 113 de ses conclusions, pour que des décisions puissent être considérées comme contradictoires, il ne suffit pas qu’il existe une divergence dans la solution du litige, mais il faut encore que cette divergence s’inscrive dans le cadre d’une même situation de fait et de droit.

27     Or, dans l’hypothèse visée par la juridiction de renvoi dans sa première question préjudicielle, à savoir dans le cas d’actions en contrefaçon de brevet européen mettant en cause plusieurs sociétés, établies dans différents États contractants, pour des faits qui auraient été commis sur le territoire d’un ou de plusieurs de ces États, il ne saurait être conclu à l’existence d’une même situation de fait dès lors que les défendeurs sont différents et que les actes de contrefaçon qui leur sont reprochés, mis en œuvre dans des États contractants différents, ne sont pas les mêmes.

28     D’éventuelles divergences entre les décisions rendues par les juridictions en cause ne s’inscriraient pas dans le cadre d’une même situation de fait.

29     En outre, si la convention de Munich prévoit des règles communes pour la délivrance d’un brevet européen, il ressort clairement des articles 2, paragraphe 2, et 64, paragraphe 1, de cette même convention qu’un tel brevet demeure régi par la réglementation nationale de chacun des États contractants pour lesquels il a été délivré.

30     En particulier, il ressort de l’article 64, paragraphe 3, de la convention de Munich que toute action en contrefaçon de brevet européen doit être examinée au regard de la réglementation nationale en vigueur, en la matière, dans chacun des États pour lesquels il a été délivré.

31     Il s’ensuit que, lorsque plusieurs juridictions de différents États contractants sont saisies d’actions en contrefaçon d’un brevet européen délivré dans chacun de ces États, engagées à l’encontre de défendeurs domiciliés dans ces États pour des faits prétendument commis sur leur territoire, d’éventuelles divergences entre les décisions rendues par les juridictions en cause ne s’inscriraient pas dans le cadre d’une même situation de droit.

32     D’éventuelles décisions divergentes ne sauraient donc être qualifiées de contradictoires.

33     Dans ces conditions, même si l’interprétation la plus large de la notion de décisions «inconciliables», au sens de contradictoires, était retenue comme critère de l’existence du lien de connexité requis pour l’application de l’article 6, point 1, de la convention de Bruxelles, force est de constater qu’un tel lien ne pourrait être établi entre des actions en contrefaçon d’un même brevet européen dont chacune serait dirigée contre une société établie dans un État contractant différent pour des faits qu’elle aurait commis sur le territoire de cet État.

34     Cette conclusion ne saurait être remise en cause même dans l’hypothèse visée par la juridiction de renvoi dans sa seconde question préjudicielle, à savoir dans le cas où des sociétés défenderesses appartenant à un même groupe auraient agi de manière identique ou similaire, conformément à une politique commune qui aurait été élaborée par une seule d’entre elles, de sorte que l’on se trouverait face à une même situation de fait.

35     En effet, il n’en demeurerait pas moins que l’on ne serait pas en présence d’une même situation de droit (voir ci-dessus points 29 et 30 du présent arrêt) et qu’il n’existerait donc pas, même dans une telle hypothèse, un risque de décisions contradictoires.

36     En outre, si, à première vue, des considérations d’économie de procédure peuvent paraître militer en faveur d’une concentration de telles demandes devant un seul juge, force est de constater que les avantages qu’une telle concentration présenterait pour une bonne administration de la justice seraient à la fois limités et source de nouveaux risques.

37     Une compétence fondée sur les seuls critères factuels évoqués par la juridiction de renvoi conduirait à une multiplication des chefs de compétence potentiels et serait ainsi de nature à affecter la prévisibilité des règles de compétence posées par la convention, portant, par voie de conséquence, atteinte au principe de sécurité juridique en tant que fondement de celle-ci (voir arrêts du 19 février 2002, Besix, C-256/00, Rec. p. I-1699, points 24 à 26, du 1er mars 2005, Owusu, C-281/02, Rec. p. I-1383, point 41, et arrêt de ce jour, GAT, C-4/03, non encore publié au Recueil, point 28).

38     Cette atteinte serait d’autant plus importante que l’application des critères en cause ouvrirait un large choix au demandeur, encourageant ainsi une pratique de «forum shopping» que la convention a pour objectif d’éviter et à laquelle la Cour a, dans son arrêt Kalfelis, précisément voulu faire obstacle (voir point 9 dudit arrêt).

39     Il convient de relever que la vérification de la réunion des critères en cause, dont la preuve incombe au demandeur, obligerait la juridiction saisie à connaître du fond de l’affaire avant de pouvoir établir sa compétence. Cet examen préalable pourrait être source de coûts supplémentaires et d’allongement des délais de procédure dans le cas où ladite juridiction, ne pouvant constater l’existence d’une même situation de fait et, donc, d’un lien de connexité suffisant entre les actions, devrait conclure à son incompétence et où un nouveau recours devrait être introduit devant une juridiction d’un autre État.

40     Enfin, à supposer que la juridiction saisie par le demandeur puisse constater sa compétence sur la base des critères évoqués par la juridiction de renvoi, la concentration des actions en contrefaçon devant cette juridiction ne pourrait s’opposer à un éclatement à tout le moins partiel du contentieux en matière de brevets dès lors que, à titre incident, serait soulevée, comme cela est fréquent en pratique et comme tel est le cas dans l’espèce au principal, la question de la validité du brevet en cause. En effet, cette question, qu’elle soit soulevée par voie d’action ou d’exception, relève de la compétence exclusive prévue à l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles au bénéfice des juridictions de l’État contractant sur le territoire duquel le dépôt ou l’enregistrement a été effectué ou est réputé avoir été effectué (arrêt GAT, précité, point 31). Cette compétence exclusive des juridictions de l’État de délivrance a été confirmée en matière de brevet européen à l’article V quinquies du protocole annexé à la convention de Bruxelles.

41     Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux questions posées que l’article 6, point 1, de la convention de Bruxelles doit être interprété en ce sens qu’il ne s’applique pas dans le cadre d’un litige en contrefaçon de brevet européen mettant en cause plusieurs sociétés, établies dans différents États contractants, pour des faits qui auraient été commis sur le territoire d’un ou de plusieurs de ces États, même dans l’hypothèse où lesdites sociétés, appartenant à un même groupe, auraient agi de manière identique ou similaire, conformément à une politique commune qui aurait été élaborée par une seule d’entre elles.

 Sur les dépens

42     La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit:

L’article 6, point 1, de la convention du 27 septembre 1968 sur la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée en dernier lieu par la convention du 29 novembre 1996 relative à l’adhésion de la République d’Autriche, de la République de Finlande et du Royaume de Suède, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’applique pas dans le cadre d’un litige en contrefaçon de brevet européen mettant en cause plusieurs sociétés, établies dans différents États contractants, pour des faits qui auraient été commis sur le territoire d’un ou de plusieurs de ces États, même dans l’hypothèse où lesdites sociétés, appartenant à un même groupe, auraient agi de manière identique ou similaire, conformément à une politique commune qui aurait été élaborée par une seule d’entre elles.

Signatures


* Langue de procédure: le néerlandais.

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