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CJUE, 22 octobre 2015, aff. C-523/14, Aannemingsbedrijf Aertssen NV et Aertssen Terrassements SA c/ VSB Machineverhuur BV et autres

 

 

ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)

22 octobre 2015 (*)

 

 

«Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Coopération judiciaire en matière civile – Règlement (CE) n° 44/2001 – Article 1er – Champ d’application – Plainte avec constitution de partie civile – Article 27 – Litispendance – Demande formée devant une juridiction d’un autre État membre – Instruction judiciaire en cours – Article 30 – Date à laquelle une juridiction est réputée saisie»

Dans l’affaire C‑523/14,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Rechtbank Gelderland (tribunal de Gueldre, Pays-Bas), par décision du 12 novembre 2014, parvenue à la Cour le 20 novembre 2014, dans la procédure

Aannemingsbedrijf Aertssen NV,

Aertssen Terrassements SA

contre

VSB Machineverhuur BV,

Van Sommeren Bestrating BV,

Jos van Sommeren,

LA COUR (troisième chambre),

composée de M. M. Ilešič, président de la deuxième chambre, faisant fonction de président de la troisième chambre, Mme C. Toader (rapporteur), MM. J.‑C. Bonichot, E. Jarašiūnas et C. G. Fernlund, juges,

avocat général: M. Y. Bot,

greffier: M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées:

–        pour VSB Machineverhuur BV, Van Sommeren Bestrating BV et M. van Sommeren, par Me R. van Seumeren, advocaat,

–        pour la Commission européenne, par MM. M. Wilderspin et G. Wils, en qualité d’agents,

vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 1er, 27 et 30 du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Aannemingsbedrijf Aertssen NV et Aertssen Terrassements SA, sociétés de droit belge (ci-après, ensemble, les «sociétés Aertssen»), à VSB Machineverhuur BV et Van Sommeren Bestrating BV, sociétés de droit néerlandais, ainsi qu’à M. van Sommeren (ci-après, ensemble, «VSB e.a.»), au sujet d’un comportement frauduleux reproché à VSB e.a.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

3        Le considérant 15 du règlement n° 44/2001 est ainsi rédigé:

«Le fonctionnement harmonieux de la justice commande de réduire au maximum la possibilité de procédures concurrentes et d’éviter que des décisions inconciliables ne soient rendues dans deux États membres. Il importe de prévoir un mécanisme clair et efficace pour résoudre les cas de litispendance et de connexité et pour parer aux problèmes résultant des divergences nationales quant à la date à laquelle une affaire est considérée comme pendante. Aux fins du présent règlement, il convient de définir cette date de manière autonome.»

4        Le chapitre 1er de ce règlement, intitulé «Champ d’application», ne comporte que l’article 1er, dont le paragraphe 1 dispose:

«Le présent règlement s’applique en matière civile et commerciale et quelle que soit la nature de la juridiction. Il ne recouvre notamment pas les matières fiscales, douanières ou administratives.»

5        Ledit règlement prévoit à son article 5, qui figure à la section 2 de son chapitre II, intitulée «Compétences spéciales»:

«Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre:

[...]

4)      s’il s’agit d’une action en réparation de dommage ou d’une action en restitution fondées sur une infraction, devant le tribunal saisi de l’action publique, dans la mesure où, selon sa loi, ce tribunal peut connaître de l’action civile.

[...]»

6        Le règlement n° 44/2001 comprend, à la section 9 de son chapitre II, intitulée «Litispendance et connexité», les articles 27 à 30. L’article 27 de ce règlement est libellé comme suit:

«1.      Lorsque des demandes ayant le même objet et la même cause sont formées entre les mêmes parties devant des juridictions d’États membres différents, la juridiction saisie en second lieu sursoit d’office à statuer jusqu’à ce que la compétence du tribunal premier saisi soit établie.

2.      Lorsque la compétence du tribunal premier saisi est établie, le tribunal saisi en second lieu se dessaisit en faveur de celui-ci.»

7        Aux termes de l’article 28 dudit règlement:

«1.      Lorsque des demandes connexes sont pendantes devant des juridictions d’États membres différents, la juridiction saisie en second lieu peut surseoir à statuer.

2.      Lorsque ces demandes sont pendantes au premier degré, la juridiction saisie en second lieu peut également se dessaisir, à la demande de l’une des parties, à condition que le tribunal premier saisi soit compétent pour connaître des demandes en question et que sa loi permette leur jonction.

3.      Sont connexes, au sens du présent article, les demandes liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément.»

8        L’article 30 du même règlement prévoit:

«Aux fins de la présente section, une juridiction est réputée saisie:

1)      à la date à laquelle l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent est déposé auprès de la juridiction, à condition que le demandeur n’ait pas négligé par la suite de prendre les mesures qu’il était tenu de prendre pour que l’acte soit notifié ou signifié au défendeur, ou

2)      si l’acte doit être notifié ou signifié avant d’être déposé auprès de la juridiction, à la date à laquelle il est reçu par l’autorité chargée de la notification ou de la signification, à condition que le demandeur n’ait pas négligé par la suite de prendre les mesures qu’il était tenu de prendre pour que l’acte soit déposé auprès de la juridiction.»

 Le droit néerlandais

9        L’article 700 du code de procédure civile (Wetboek van burgerlijke rechtsvordering) dispose:

«1.      La saisie conservatoire nécessite l’autorisation du juge des référés du tribunal dans le ressort duquel se trouvent un ou plusieurs des biens concernés ou, si la saisie ne se rapporte pas à des biens, où est domicilié le débiteur ou toute personne faisant l’objet de la saisie.

2.      L’autorisation est demandée par une requête indiquant la nature de la saisie à effectuer et du droit invoqué par le requérant ainsi que, si ce droit est une créance pécuniaire, son montant ou, si ce dernier n’est pas encore fixé, son montant maximum, sans préjudice des exigences particulières fixées par la loi pour une saisie du type en cause. Le juge des référés statue après examen sommaire. [...]

3.      À moins qu’une demande au principal n’ait déjà été introduite à la date de l’autorisation, cette dernière est accordée à la condition que la demande soit introduite dans un délai à déterminer à cet effet par le juge des référés mais d’au moins huit jours suivant la saisie. Le juge des référés peut prolonger ce délai si l’auteur de la saisine en fait la demande avant que ledit délai n’expire. [...] Le dépassement du délai accordé pour introduire une demande au principal entraîne l’annulation de la saisie.

[...]»

 Le droit belge

10      Le code d’instruction criminelle comprend, dans son livre Ier, intitulé «De la police judiciaire et des officiers de police qui l’exercent», un chapitre VI, lui-même intitulé «Des juges d’instruction». Au sein de ce chapitre VI, l’article 63 de ce code dispose:

«Toute personne qui se prétendra lésée par un crime ou délit pourra en rendre plainte et se constituer partie civile devant le juge d’instruction compétent.

Toute victime qui se constitue partie civile peut être entendue, sur simple demande, au moins une fois, par le juge d’instruction chargé de l’affaire.»

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

11      Le 26 mars 2013, les sociétés Aertssen ont déposé, en vertu de l’article 63 du code d’instruction criminelle auprès du juge d’instruction près le rechtbank van eerste aanleg te Antwerpen (tribunal de première instance d’Anvers, Belgique), une plainte avec constitution de partie civile contre Nicolaas Kraaijeveld, VSB Groep BV, société de droit néerlandais, et ses filiales Van Sommeren Bestrating BV et VSB Machineverhuur BV, ainsi que contre Van Sommeren Bestrating BV, M. van Sommeren et X, cette dernière lettre désignant toutes les personnes qui, au cours de l’instruction, apparaîtraient comme ayant participé à des infractions pénales telles que celles dont la juridiction est saisie par la plainte.

12      Ladite plainte concernait des allégations de fraude. Les sociétés Aertssen y indiquaient qu’elles évaluaient, provisoirement, leur préjudice à un montant de 200 000 euros environ.

13      Le 26 avril 2013, les sociétés Aertssen ont saisi le voorzieningenrechter te Arnhem (juge des référés d’Arnhem, Pays-Bas), en application de l’article 700 du code de procédure civile, d’une demande d’autorisation d’effectuer une saisie conservatoire contre VSB e.a. Cette autorisation a été accordée le jour même et les sociétés Aertssen ont fait procéder à cette saisie le 1er mai 2013.

14      À la suite d’une requête introduite par VSB e.a., le voorzieningenrechter te Arnhem (juge des référés d’Arnhem) a, par jugement du 18 juillet 2013, ordonné la mainlevée des saisies effectuées. Dans ce jugement, il a été considéré qu’une plainte avec constitution de partie civile ne pouvait pas valoir introduction d’une demande au principal au sens de l’article 700, paragraphe 3, du code de procédure civile.

15      Le 19 juillet 2013, les sociétés Aertssen ont de nouveau demandé au voorzieningenrechter te Arnhem (juge des référés d’Arnhem) de les autoriser à effectuer une saisie conservatoire contre VSB e.a. Cette juridiction a fait droit à cette demande le 25 juillet 2013, tout en subordonnant son autorisation à l’introduction d’une demande au principal dans les 30 jours suivant la saisie.

16      Les sociétés Aertssen ont fait procéder à une nouvelle saisie conservatoire le 29 juillet 2013. Pour satisfaire à la condition posée par ladite juridiction, les sociétés Aertssen ont introduit devant le Rechtbank Gelderland (tribunal de Gueldre) un recours au fond dans lequel elles demandent que VSB e.a. soient reconnus responsables du préjudice qu’elles prétendent avoir subi à la suite de la fraude qui aurait été commise par ces derniers et que ceux-ci soient condamnés, à titre provisionnel, dans l’attente de la fixation définitive du montant de ce préjudice, au paiement d’une somme de 200 000 euros.

17      Les sociétés Aertssen demandent toutefois au Rechtbank Gelderland (tribunal de Gueldre), à titre principal, de se déclarer incompétent et de dire pour droit que la plainte avec constitution de partie civile, pendante en Belgique, vaut introduction d’une demande au principal au sens de l’article 700, paragraphe 3, du code de procédure civile. À cet égard, les sociétés Aertssen font valoir, en invoquant l’article 27, paragraphe 2, du règlement n° 44/2001, que cette juridiction est incompétente, sauf si la compétence de la juridiction belge saisie de la plainte avec constitution de partie civile fait l’objet d’une contestation, cas dans lequel la juridiction de renvoi doit d’office surseoir à statuer en application du paragraphe 1 de cet article 27.

18      À titre subsidiaire, elles concluent à ce que le Rechtbank Gelderland (tribunal de Gueldre) sursoie à statuer, en vertu de l’article 28 de ce règlement, au motif que l’affaire au principal est connexe à celle pendante, en Belgique, à la suite de la plainte avec constitution de partie civile.

19      À titre encore plus subsidiaire, les sociétés Aertssen demandent que cette juridiction sursoie immédiatement à statuer jusqu’à ce que le juge d’instruction près le rechtbank van eerste aanleg te Antwerpen (tribunal de première instance d’Anvers) ait décidé de renvoyer l’affaire devant le tribunal correctionnel ou de prononcer un non-lieu.

20      VSB e.a. font valoir que la plainte avec constitution de partie civile déposée par les sociétés Aertssen est de nature essentiellement pénale. Ils en concluent que l’affaire au principal ne relève pas du champ d’application matériel du règlement n° 44/2001. Ils ajoutent que cette plainte et la demande introduite devant le Rechtbank Gelderland (tribunal de Gueldre) n’ont ni le même objet ni la même cause.

21      Le Rechtbank Gelderland (tribunal de Gueldre) considère, d’une part, qu’il ressortirait d’une jurisprudence constante de la Cour que le champ d’application dudit règlement est délimité essentiellement en raison des éléments qui caractérisent la nature des rapports juridiques entre les parties au litige ou l’objet de celui-ci. Étant donné que les sociétés Aertssen cherchent à obtenir la réparation du préjudice qu’elles affirment avoir subi à la suite des actes illicites qu’elles imputent à VSB e.a., leur différend devrait être qualifié d’«affaire civile ou commerciale» au sens de l’article 1er du même règlement. Ainsi, le règlement n° 44/2001 serait applicable à une affaire telle que celle dont est saisi le juge d’instruction près le rechtbank van eerste aanleg te Antwerpen (tribunal de première instance d’Anvers), même si cette affaire est traitée dans le cadre d’une procédure qui est principalement de nature pénale.

22      D’autre part, la plainte avec constitution de partie civile n’aurait pas pour seul objet l’ouverture d’une instruction pénale, mais tendrait également à ce que, dans le cadre des poursuites pénales, un dédommagement soit accordé au plaignant. L’objet des procédures en cours devant le juge d’instruction près le rechtbank van eerste aanleg te Antwerpen (tribunal de première instance d’Anvers) et devant le Rechtbank Gelderland (tribunal de Gueldre) serait semblable. À cet égard, ces deux procédures porteraient, pour ce qui concerne les faits considérés, sur des actes dont le caractère frauduleux est allégué et ces actes, selon les sociétés Aertssen, constitueraient, pour ce qui concerne les règles de droit, non seulement des infractions pénales, mais aussi des délits civils. Par ailleurs, la plainte déposée en Belgique serait dirigée contre les parties citées devant la juridiction de renvoi.

23      Dès lors, il y aurait lieu de déterminer si la plainte avec constitution de partie civile déposée devant le juge d’instruction près le rechtbank van eerste aanleg te Antwerpen (tribunal de première instance d’Anvers) doit, en tenant compte du fait que l’instruction préalable n’est pas encore terminée, être considérée comme une demande formée devant une juridiction au sens de l’article 27, paragraphe 1, du règlement n° 44/2001 et, si tel est le cas, à quel moment cette juridiction a été saisie au sens de l’article 30 de ce règlement.

24      Dans ces conditions, le Rechtbank Gelderland (tribunal de Gueldre) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)      La plainte avec constitution de partie civile introduite par les sociétés Aertssen, telle qu’elle est prévue à l’article 63 et suivants du code d’instruction criminelle belge, relève-t-elle du champ d’application matériel du règlement n° 44/2001, compte tenu du mode d’introduction de cette plainte et du stade auquel la procédure se trouve?

Dans l’affirmative:

2)      L’article 27, paragraphe 1, de ce règlement doit-il être interprété en ce sens qu’une demande est également formée, au sens de cette disposition, devant une juridiction étrangère (en l’occurrence une juridiction belge) lorsqu’une plainte avec constitution de partie civile a été introduite devant le juge d’instruction belge et que l’instruction préalable n’est pas encore terminée?

3)      Si la réponse est affirmative, à quel moment la demande résultant de l’introduction d’une plainte avec constitution de partie civile est-elle réputée avoir été formée devant la juridiction et/ou à quel moment faut-il considérer que celle-ci a été saisie de cette demande aux fins de l’application des articles 27, paragraphe 1, et 30 dudit règlement?

4)      Si la réponse est négative, l’article 27, paragraphe 1, du règlement n° 44/2001 doit-il être interprété en ce sens que l’introduction d’une plainte avec constitution de partie civile peut avoir pour conséquence qu’une demande sera pendante ultérieurement devant une juridiction belge aux fins de l’application de cette disposition?

5)      Si la réponse à la question précédente est affirmative, à quel moment la demande est-elle réputée avoir été formée et/ou à quel moment la juridiction est-elle réputée avoir été saisie de la demande aux fins de l’application des articles 27, paragraphe 1, et 30 du règlement n° 44/2001?

6)      À supposer qu’une plainte avec constitution de partie civile ait été introduite et que, au moment de l’introduction de cette plainte, une demande telle que celles visées à l’article 27, paragraphe 1, du règlement n° 44/2001 n’est pas encore pendante de ce fait mais peut le devenir ultérieurement, au cours du traitement de la plainte introduite, et ce avec un effet rétroactif jusqu’au moment de l’introduction de la plainte, l’article 27, paragraphe 1, du règlement n° 44/2001 a-t-il pour effet que le juge devant lequel une demande a été formée après l’introduction de la plainte avec constitution de partie civile devant le juge belge doit surseoir à statuer jusqu’à ce qu’ait été réglée la question de savoir si une demande telle que celles visées à l’article 27, paragraphe 1, dudit règlement a été formée devant le juge belge?»

 Sur les questions préjudicielles

 Sur la première question

25      Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 1er du règlement n° 44/2001 doit être interprété en ce sens qu’une plainte avec constitution de partie civile déposée auprès d’une juridiction d’instruction relève du champ d’application de ce règlement dans la mesure où elle a pour objet l’indemnisation pécuniaire du préjudice allégué par le plaignant.

26      Il convient de rappeler, d’emblée, que, selon son article 1er, paragraphe 1, le règlement n° 44/2001 s’applique «en matière civile et commerciale et quelle que soit la nature de la juridiction».

27      Ainsi, aux termes de cette disposition, les décisions rendues en matière civile par une juridiction pénale relèvent du champ d’application de ce règlement (voir, en ce sens, arrêt Krombach, C‑7/98, EU:C:2000:164, point 30 et jurisprudence citée).

28      Par ailleurs, il ressort de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 44/2001 que seules certaines matières expressément indiquées par ce règlement sont exclues de la notion de matière civile et commerciale (voir, en ce sens, arrêt Mahamdia, C‑154/11, EU:C:2012:491, point 38).

29      Selon une jurisprudence constante de la Cour, en vue d’assurer, dans la mesure du possible, l’égalité et l’uniformité des droits et des obligations qui découlent dudit règlement pour les États membres et les personnes intéressées, il convient de ne pas interpréter la notion de «matière civile et commerciale» comme un simple renvoi au droit interne de l’un ou de l’autre des États concernés. Ladite notion doit être considérée comme une notion autonome qu’il faut interpréter en se référant, d’une part, aux objectifs et au système du règlement n° 44/2001 et, d’autre part, aux principes généraux qui se dégagent de l’ensemble des ordres juridiques nationaux (arrêts Schneider, C‑386/12, EU:C:2013:633, point 18 et jurisprudence citée, ainsi que flyLAL-Lithuanian Airlines, C‑302/13, EU:C:2014:2319, point 24 et jurisprudence citée).

30      Pour déterminer si une matière relève ou non du champ d’application dudit règlement, il importe d’examiner les éléments qui caractérisent la nature des rapports juridiques entre les parties au litige ou l’objet de celui-ci (arrêt flyLAL-Lithuanian Airlines, C‑302/13, EU:C:2014:2319, point 26 et jurisprudence citée).

31      À cet égard, au point 19 de l’arrêt Sonntag (C‑172/91, EU:C:1993:144), la Cour a considéré que, même si une action civile se greffe sur une instance pénale, cette action, exercée en réparation du préjudice causé à un particulier par suite d’une infraction pénale, conserve son caractère civil. En effet, dans les systèmes juridiques des États contractants, le droit à obtenir réparation du dommage subi à la suite d’un comportement jugé répréhensible au regard du droit pénal est généralement reconnu comme étant de nature civile.

32      En l’occurrence, si la plainte avec constitution de partie civile a pour but de mettre en mouvement l’action publique et si l’instruction menée par la juridiction belge saisie revêt un caractère pénal, il n’en demeure pas moins qu’elle a également pour objet de trancher un litige opposant des personnes privées quant à l’indemnisation du préjudice dont l’une de ces personnes s’estime victime du fait de comportements frauduleux des autres. Dès lors, le rapport juridique entre les parties en cause au principal doit être qualifié de «rapport juridique de droit privé» et relève donc de la «notion de matière civile et commerciale» au sens du règlement n° 44/2001 (voir, par analogie, arrêt Realchemie Nederland, C‑406/09, EU:C:2011:668, point 41).

33      D’ailleurs, le système général de ce règlement n’impose pas de lier nécessairement le sort d’une demande accessoire à celui d’une demande principale (voir, par analogie, arrêt de Cavel, 120/79, EU:C:1980:70, points 7 à 9).

34      En particulier, l’article 5, paragraphe 4, du règlement n° 44/2001 confère à une juridiction pénale, dont les décisions sont manifestement exclues du champ d’application de ce règlement, la compétence pour connaître de l’action civile accessoire à l’action publique, avec la conséquence que la décision rendue sur l’action civile entre dans le champ d’application de ce règlement. Il ressort donc de cette disposition que relève du champ d’application dudit règlement une demande indemnitaire accessoire à l’action publique qui, de nature pénale, en est exclue.

35      Dès lors, bien qu’une demande indemnitaire formée devant une juridiction pénale soit accessoire à l’action publique, une telle demande relève de la «matière civile et commerciale», au sens de l’article 1er, paragraphe 1, dudit règlement.

36      Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent que l’article 1er du règlement n° 44/2001 doit être interprété en ce sens qu’une plainte avec constitution de partie civile déposée auprès d’une juridiction d’instruction relève du champ d’application de ce règlement dans la mesure où elle a pour objet l’indemnisation pécuniaire du préjudice allégué par le plaignant.

 Sur la deuxième question

37      Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 27, paragraphe 1, du règlement n° 44/2001 doit être interprété en ce sens qu’une demande est formée, au sens de cette disposition, lorsqu’une plainte avec constitution de partie civile a été déposée auprès d’une juridiction d’instruction, bien que l’instruction de l’affaire en cause ne soit pas encore clôturée.

38      Il importe de rappeler que les notions utilisées à l’article 27 dudit règlement, pour déterminer une situation de litispendance, doivent être interprétées de manière autonome en se référant au système et aux objectifs du même règlement (arrêt Cartier parfums-lunettes et Axa Corporate Solutions assurances, C‑1/13, EU:C:2014:109, point 32 et jurisprudence citée).

39      L’un des objectifs du règlement n° 44/2001, tel qu’il ressort de son considérant 15, est de réduire au maximum la possibilité de procédures concurrentes et d’éviter que des décisions inconciliables ne soient rendues lorsque plusieurs fors sont compétents pour connaître du même litige. C’est à cet effet que le législateur de l’Union européenne a entendu mettre en place un mécanisme clair et efficace pour résoudre les cas de litispendance. Il en découle que, en vue d’atteindre ces objectifs, l’article 27 dudit règlement doit faire l’objet d’une interprétation large (voir, en ce sens, arrêts Mærsk Olie & Gas, C‑39/02, EU:C:2004:615, point 32 et jurisprudence citée, ainsi que Cartier parfums-lunettes et Axa Corporate Solutions assurances, C‑1/13, EU:C:2014:109, point 40).

40      Selon les termes dudit article 27, celui-ci s’applique lorsque les parties aux deux litiges pendants devant des juridictions d’États membres différents sont les mêmes et lorsque les demandes ont la même cause et le même objet, ladite disposition ne posant aucune condition supplémentaire (voir, en ce sens, arrêt Gubisch Maschinenfabrik, 144/86, EU:C:1987:528, point 14).

41      En ce qui concerne, en premier lieu, l’identité des parties au sens de l’article 27 du règlement n° 44/2001, il résulte des arrêts Sonntag (C‑172/91, EU:C:1993:144, point 19) et de Cavel (120/79, EU:C:1980:70, points 7 à 9) que le droit à obtenir réparation du dommage subi à la suite d’un comportement faisant l’objet de poursuites pénales conserve sa nature civile dans la mesure où le système général de ce règlement n’impose pas de lier nécessairement le sort d’une demande accessoire à celui d’une demande principale. Leur identité doit être entendue indépendamment de la position de l’une ou de l’autre partie dans les deux procédures (arrêt Tatry, C‑406/92, EU:C:1994:400, point 31 et jurisprudence citée).

42      En l’occurrence, la circonstance que l’exercice de l’action publique ne relève pas de la compétence des parties à l’action civile n’est pas de nature à altérer l’identité de ces dernières avec les demandeurs et les défendeurs à l’action introduite devant la juridiction de renvoi, dans la mesure où ceux-ci sont également visés dans la plainte avec constitution de partie civile dont est saisi le juge d’instruction près le rechtbank van eerste aanleg te Antwerpen (tribunal de première instance d’Anvers).

43      En ce qui concerne, en deuxième lieu, la cause au sens de l’article 27 du règlement n° 44/2001, celle-ci comprend les faits et la règle juridique invoqués comme fondement de la demande (voir, en ce sens, arrêt Mærsk Olie & Gas, C‑39/02, EU:C:2004:615, point 38 et jurisprudence citée).

44      En l’occurrence, dans les deux instances parallèles, il est constant que les sociétés Aertssen considèrent avoir subi un préjudice en raison d’actes frauduleux. Dans ces conditions, il ne saurait être exclu que ces instances aient la même cause, ce qu’il appartient toutefois à la juridiction de renvoi de vérifier sur la base d’une analyse de l’ensemble des faits et des règles juridiques invoqués.

45      S’agissant, en troisième lieu, de l’objet au sens de l’article 27 du règlement n° 44/2001, la Cour a précisé que celui-ci consiste dans le but de la demande (voir, en ce sens, arrêt Gantner Electronic, C‑111/01, EU:C:2003:257, point 25 et jurisprudence citée). Cette dernière notion ne saurait être restreinte à l’identité formelle des demandes (voir, en ce sens, arrêt Gubisch Maschinenfabrik, 144/86, EU:C:1987:528, point 17) et est interprétée de manière large [voir, en ce sens, arrêt Nipponkoa Insurance Co. (Europe), C‑452/12, EU:C:2013:858, point 42 et jurisprudence citée].

46      En l’occurrence, il est constant que les sociétés Aertssen demandent à être indemnisées de leur préjudice, provisoirement estimé à un montant de 200 000 euros environ.

47      Dès lors, sous réserve d’une vérification par la juridiction de renvoi, il apparait que l’ensemble des critères énumérés au point 40 du présent arrêt sont réunis.

48      Par ailleurs, il convient de rappeler, tout d’abord, que le mécanisme pour résoudre les cas de litispendance, instauré par le règlement n° 44/2001, revêt un caractère objectif et automatique (voir, par analogie, arrêt Gantner Electronic, C‑111/01, EU:C:2003:257, point 30) et se fonde sur l’ordre chronologique dans lequel les juridictions en cause ont été saisies (voir, en ce sens, arrêts Weber, C‑438/12, EU:C:2014:212, point 52 et jurisprudence citée, ainsi que, par analogie, A, C‑489/14, EU:C:2015:654, point 30).

49      Ensuite, il y a lieu de relever que l’article 27, paragraphe 1, du règlement n° 44/2001, dès lors qu’il ne comporte aucune exception, vise l’ensemble des demandes relevant du champ d’application de ce règlement. Ainsi que la Cour l’a constaté au point 36 du présent arrêt, une plainte avec constitution de partie civile déposée auprès d’une juridiction d’instruction relève de ce champ d’application.

50      Enfin, comme cela a été rappelé au point 39 du présent arrêt, l’article 27 du règlement n° 44/2001 doit, au vu de l’objectif poursuivi, qui est de réduire au maximum la possibilité de procédures concurrentes et de décisions inconciliables, faire l’objet d’une interprétation large. Or, dès lors qu’une personne s’est constituée partie civile devant une juridiction d’instruction, la saisine de toute autre juridiction d’un autre État membre relative à la même action civile, à savoir une demande opposant les mêmes parties et ayant la même cause et le même objet, aboutirait, si l’application de cet article était exclue, à des procédures concurrentes et entraînerait un risque que des décisions inconciliables soient rendues, ce qui serait contraire à cet objectif.

51      À cet égard, comme le relève la Commission européenne dans ses observations écrites, la circonstance qu’il subsiste une incertitude quant à l’issue de l’instruction est sans incidence. En effet, une telle incertitude est propre à tout type de demande pendante et, partant, existe dans chaque cas dans lequel une situation de litispendance est susceptible de se présenter.

52      Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la deuxième question que l’article 27, paragraphe 1, du règlement n° 44/2001 doit être interprété en ce sens qu’une demande est formée, au sens de cette disposition, lorsqu’une plainte avec constitution de partie civile a été déposée auprès d’une juridiction d’instruction, bien que l’instruction de l’affaire en cause ne soit pas encore clôturée.

 Sur la troisième question

53      Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, de déterminer de quelle manière les articles 27, paragraphe 1, et 30 du règlement n° 44/2001 doivent être interprétés afin d’identifier, lorsqu’une personne porte plainte avec constitution de partie civile auprès d’une juridiction d’instruction, la date à laquelle cette juridiction est réputée saisie au sens de ces dispositions.

54      D’une part, il y a lieu de rappeler que, aux termes de l’article 27, paragraphe 1, de ce règlement, en cas de litispendance devant des juridictions d’États membres différents, la juridiction saisie en second lieu sursoit d’office à statuer jusqu’à ce que la compétence du tribunal premier saisi soit établie. D’autre part, l’article 27, paragraphe 2, dudit règlement prévoit que, lorsque la compétence du tribunal premier saisi est établie, le tribunal saisi en second lieu se dessaisit en faveur de celui-ci.

55      En outre, pour autant que les conditions de fond énoncées au point 40 du présent arrêt sont réunies, une situation de litispendance existe à partir du moment où deux juridictions d’États membres différents sont définitivement saisies de demandes en justice, c’est-à-dire avant que les défendeurs n’aient pu faire valoir leur position (voir, en ce sens, arrêt Gantner Electronic, C‑111/01, EU:C:2003:257, point 27 et jurisprudence citée).

56      Le règlement n° 44/2001 ne précise pas dans quelles circonstances la compétence du tribunal saisi en premier lieu doit être regardée comme «établie», au sens de l’article 27 de ce règlement (arrêt Cartier parfums-lunettes et Axa Corporate Solutions assurances, C‑1/13, EU:C:2014:109, point 31). Toutefois, ainsi qu’il a été rappelé au point 48 du présent arrêt, la règle procédurale prévue à cet article se fonde sur l’ordre chronologique dans lequel les juridictions en cause ont été saisies.

57      L’article 30 dudit règlement définit de manière uniforme et autonome la date à laquelle une juridiction est réputée saisie aux fins de l’application de la section 9 du chapitre II de ce règlement, relative à la litispendance. En vertu de cet article, la saisine s’opère soit à la date à laquelle l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent est déposé auprès de la juridiction, à condition que le demandeur n’ait pas négligé par la suite de prendre les mesures qu’il était tenu de prendre pour que l’acte soit notifié ou signifié au défendeur, soit, si l’acte doit être notifié ou signifié avant d’être déposé auprès de la juridiction, à la date à laquelle il est reçu par l’autorité chargée de la notification ou de la signification, à condition que le demandeur n’ait pas négligé par la suite de prendre les mesures qu’il était tenu de prendre pour que l’acte soit déposé auprès de la juridiction. Sont ainsi envisagés deux modes de saisine des juridictions nationales, par dépôt de l’acte introductif d’instance auprès de la juridiction ou par voie de notification ou de signification de cet acte.

58      Par conséquent, il importe que la juridiction de renvoi examine, en l’occurrence, si les sociétés Aertssen étaient, lors de l’introduction de leur plainte avec constitution de partie civile, soumises, en vertu du droit national applicable, à une obligation de notification ou de signification préalable de cette plainte.

59      En l’absence d’une telle obligation de notification ou de signification préalable, il conviendrait de conclure que la juridiction d’instruction près le rechtbank van eerste aanleg te Antwerpen (tribunal de première instance d’Anvers) a été saisie à la date du dépôt, auprès de cette juridiction, de ladite plainte avec constitution de partie civile, à la condition toutefois que les sociétés Aertssen n’aient pas négligé de prendre les mesures qu’elles étaient, toujours en vertu du droit national applicable, tenues de prendre pour que l’acte déposé soit par la suite notifié ou signifié aux défendeurs. Il ressort, en effet, de la décision de renvoi que les sociétés Aertssen ont déposé leur plainte avec constitution de partie civile contre des défendeurs dont l’identité est connue, à savoir les personnes mentionnées au point 11 du présent arrêt.

60      Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent qu’il y a lieu de répondre à la troisième question que l’article 30 du règlement n° 44/2001 doit être interprété en ce sens que, lorsqu’une personne porte plainte avec constitution de partie civile auprès d’une juridiction d’instruction par le dépôt d’un acte qui ne doit pas, selon le droit national applicable, être notifié ou signifié avant ce dépôt, la date devant être retenue pour considérer que cette juridiction est saisie est celle à laquelle cette plainte a été déposée.

 Sur les quatrième à sixième questions

61      La quatrième question étant posée dans l’hypothèse où une réponse négative était apportée à la deuxième question et celle-ci ayant reçu une réponse affirmative, il n’y a pas lieu d’y répondre. Au vu des réponses apportées aux première à troisième questions, il n’y a pas davantage lieu de répondre aux cinquième et sixième questions.

 Sur les dépens

62      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit:

1)      L’article 1er du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens qu’une plainte avec constitution de partie civile déposée auprès d’une juridiction d’instruction relève du champ d’application de ce règlement dans la mesure où elle a pour objet l’indemnisation pécuniaire du préjudice allégué par le plaignant.

2)      L’article 27, paragraphe 1, du règlement n° 44/2001 doit être interprété en ce sens qu’une demande est formée, au sens de cette disposition, lorsqu’une plainte avec constitution de partie civile a été déposée auprès d’une juridiction d’instruction, bien que l’instruction de l’affaire en cause ne soit pas encore clôturée.

3)      L’article 30 du règlement n° 44/2001 doit être interprété en ce sens que, lorsqu’une personne porte plainte avec constitution de partie civile auprès d’une juridiction d’instruction par le dépôt d’un acte qui ne doit pas, selon le droit national applicable, être notifié ou signifié avant ce dépôt, la date devant être retenue pour considérer que cette juridiction est saisie est celle à laquelle cette plainte a été déposée.

Signatures


* Langue de procédure: le néerlandais.

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