ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)
6 septembre 2016 (*)
« Renvoi préjudiciel – Citoyenneté de l’Union européenne – Extradition vers un État tiers d’un ressortissant d’un État membre ayant exercé son droit de libre circulation –– Champ d’application du droit de l’Union – Protection des ressortissants d’un État membre contre l’extradition – Absence de protection des ressortissants des autres États membres – Restriction à la libre circulation – Justification fondée sur la prévention de l’impunité – Proportionnalité – Vérification des garanties prévues à l’article 19 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne »
Dans l’affaire C‑182/15,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par l’Augstākā tiesa (Cour suprême, Lettonie), par décision du 26 mars 2015, parvenue à la Cour le 22 avril 2015, dans la procédure relative à l’extradition de
Aleksei Petruhhin,
LA COUR (grande chambre),
composée de M. K. Lenaerts, président, M. A. Tizzano, vice-président, Mme R. Silva de Lapuerta, MM. M. Ilešič, L. Bay Larsen, A. Arabadjiev, Mme C. Toader et M. F. Biltgen, présidents de chambre, MM. E. Levits, J.‑C. Bonichot, M. Safjan, C. G. Fernlund (rapporteur) et S. Rodin, juges,
avocat général : M. Y. Bot,
greffier : M. M. Aleksejev, administrateur,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 1er mars 2016,
considérant les observations présentées :
– pour le gouvernement letton, par M. I. Kalniņš, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement tchèque, par MM. M. Smolek et J. Vláčil, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement allemand, par MM. T. Henze, J. Möller et M. Hellmann ainsi que par Mme J. Kemper, en qualité d’agents,
– pour l’Irlande, par Mmes E. Creedon et L. Williams, ainsi que par M. T. Joyce, en qualité d’agents, assistés de MM. C. Toland, BL, et D. Kelly, advisory counsel,
– pour le gouvernement français, par MM. G. de Bergues, D. Colas et F.-X. Bréchot, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement autrichien, par M. G. Eberhard, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement du Royaume-Uni, par Mme V. Kaye, en qualité d’agent, assistée de M. J. Holmes, barrister,
– pour la Commission européenne, par Mme S. Grünheid, MM. E. Kalniņš et W. Bogensberger, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 10 mai 2016,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 18, premier alinéa, et de l’article 21, paragraphe 1, TFUE ainsi que de l’article 19 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’une demande d’extradition adressée par les autorités russes aux autorités lettones, concernant M. Aleksei Petruhhin, ressortissant estonien, en lien avec une infraction de trafic de stupéfiants.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 La décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil, du 13 juin 2002, relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres (JO 2002, L 190, p. 1), telle que modifiée par la décision-cadre 2009/299/JAI du Conseil, du 26 février 2009 (JO 2009, L 81, p. 24) (ci-après la « décision-cadre 2002/584 »), prévoit, à son article 1er, paragraphes 1 et 2 :
« 1. Le mandat d’arrêt européen est une décision judiciaire émise par un État membre en vue de l’arrestation et de la remise par un autre État membre d’une personne recherchée pour l’exercice de poursuites pénales ou pour l’exécution d’une peine ou d’une mesure de sûreté privatives de liberté.
2. Les États membres exécutent tout mandat d’arrêt européen, sur la base du principe de reconnaissance mutuelle et conformément aux dispositions de la présente décision-cadre. »
Le droit letton
4 La Constitution prévoit, à son article 98, troisième phrase :
« Un citoyen letton ne peut être extradé vers un État étranger, sauf dans les cas prévus dans des traités internationaux ratifiés par la Saeima [(Parlement)], à la condition que l’extradition ne viole pas les droits fondamentaux de la personne garantis par la Constitution. »
5 La section 66 du code de procédure pénale est intitulée « Extradition d’une personne vers un État étranger ». Elle comprend l’article 696 qui dispose, à ses paragraphes 1 et 2 :
« (1) Une personne qui se trouve sur le territoire de la République de Lettonie peut être extradée à des fins de poursuites pénales, de jugement ou d’exécution d’une condamnation, si une demande de détention provisoire ou une demande d’extradition de cette personne formée par un État étranger a été reçue et que les faits sont qualifiés d’infraction par la loi lettone et celle de l’État étranger.
(2) Une personne peut être extradée à des fins de poursuites pénales ou de jugement pour un fait dont la commission est punie d’une peine privative de liberté dont le maximum n’est pas inférieur à un an, ou à une peine plus sévère, à moins qu’un traité international n’en dispose autrement. »
6 L’article 697, paragraphe 2, points 1, 2 et 7, dudit code est rédigé comme suit :
« L’extradition n’est pas autorisée si :
1) l’intéressé est un citoyen letton ;
2) la demande d’extradition de l’intéressé est liée à l’objectif d’engager contre cette personne des poursuites pénales ou de la punir en raison de sa race, de son appartenance religieuse, de sa nationalité, de ses convictions politiques, ou s’il existe des motifs de penser que les droits de cette personne peuvent être violés pour les raisons susmentionnées ;
[...]
7) la personne risque d’être torturée à l’étranger. »
7 L’accord du 3 février 1993 entre la République de Lettonie et la Fédération de Russie relatif à l’assistance judiciaire et aux relations judiciaires en matière civile, familiale et pénale dispose, à son article 1er :
« 1. Les droits personnels et patrimoniaux des ressortissants de l’une des parties contractantes qui se trouvent sur le territoire de l’autre partie contractante y bénéficient de la même protection juridique que [ceux des] ressortissants de l’autre partie contractante.
2. Les ressortissants de l’une des parties contractantes ont le droit d’accéder librement et sans entraves aux tribunaux, au parquet, aux offices notariaux [...] et autres institutions de l’autre partie contractante compétentes en matière civile, familiale et pénale, ils peuvent y comparaître, présenter des demandes, engager des recours et procéder à d’autres actes de procédure dans les mêmes conditions que les ressortissants nationaux. »
8 Ledit accord prévoit, à son article 62 :
« L’extradition n’a pas lieu si [...] la personne qui fait l’objet d’une demande d’extradition est un ressortissant de la partie contractante à qui la demande est adressée, ou si cette personne a obtenu dans cet État le statut de réfugié. »
9 L’accord du 11 novembre 1992 entre la République d’Estonie, la République de Lettonie et la République de Lituanie relatif à l’assistance judiciaire et aux relations judiciaires prévoit, à son article 1er, paragraphe 1 :
« Les droits personnels et patrimoniaux des ressortissants de l’une des parties contractantes qui se trouvent sur le territoire de l’autre partie contractante y bénéficient de la même protection juridique que [ceux des] ressortissants de l’autre partie contractante. »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
10 M. Petruhhin, ressortissant estonien, a fait l’objet d’un avis prioritaire de recherche publié sur le site Internet d’Interpol, le 22 juillet 2010.
11 Ce ressortissant a été arrêté le 30 septembre 2014 dans la ville de Bauska (Lettonie) et placé en détention provisoire le 3 octobre 2014.
12 Le 21 octobre 2014, les autorités lettones ont été saisies d’une demande d’extradition émanant du Procureur général de la Fédération de Russie. Cette demande indiquait que des poursuites pénales étaient diligentées contre M. Petruhhin à la suite d’une décision du 9 février 2009 et que celui-ci devait être placé en détention. Il lui était reproché des faits de tentative de trafic, en bande organisée, d’une grande quantité de stupéfiants. Selon la législation russe, cette infraction est passible d’une peine privative de liberté d’une durée comprise entre 8 ans et 20 ans d’emprisonnement.
13 Le Latvijas Republikas Ģenerālprokuratūra (parquet général de la République de Lettonie) a autorisé l’extradition de M. Petruhhin vers la Russie.
14 Toutefois, le 4 décembre 2014, M. Petruhhin a demandé l’annulation de la décision d’extradition aux motifs que, en vertu de l’article 1er de l’accord relatif à l’assistance judiciaire et aux relations judiciaires conclu entre la République d’Estonie, la République de Lettonie et la République de Lituanie, il bénéficiait en Lettonie des mêmes droits qu’un ressortissant letton et que, par conséquent, l’État letton était tenu de le protéger contre une extradition non fondée.
15 La juridiction de renvoi souligne que ni le droit national letton ni aucun des accords internationaux conclus entre la République de Lettonie et, notamment, la Fédération de Russie ou les autres pays baltes ne prévoit de limitation à l’extradition d’un ressortissant estonien vers la Russie. Aux termes de ces accords internationaux, la protection contre une telle extradition n’est prévue qu’à l’égard des seuls ressortissants lettons.
16 Pourtant, selon la juridiction de renvoi, l’absence de protection des citoyens de l’Union contre l’extradition, lorsqu’ils se sont déplacés dans un État membre autre que celui dont ils ont la nationalité, est contraire à ce qui fait l’essence de la citoyenneté européenne, à savoir le droit des citoyens de l’Union européenne à une protection équivalente à celle des ressortissants nationaux.
17 Dans ces conditions, l’Augstākā tiesa (Cour suprême, Lettonie) a, le 26 mars 2015, annulé la décision de placement en détention de M. Petruhhin et décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) L’article 18, premier alinéa, et l’article 21, paragraphe 1, TFUE doivent-ils être interprétés en ce sens que, aux fins de l’application d’un accord d’extradition conclu entre un État membre et un État tiers, le citoyen de tout État membre de l’Union doit bénéficier du même niveau de protection que celui dont bénéficient les propres citoyens de l’État membre saisi en cas d’extradition vers un État qui n’est pas un État membre de l’Union ?
2) En pareil cas, la juridiction de l’État membre saisi d’une demande d’extradition est-elle tenue d’appliquer les conditions fixées pour l’extradition par l’État membre de la nationalité ou de la résidence permanente [de l’intéressé] ?
3) Dans l’hypothèse où une extradition doit avoir lieu sans qu’ait été pris en considération un niveau de protection particulier, qui est prévu pour les citoyens de l’État saisi, cet État est-il tenu de procéder à la vérification des garanties prévues à l’article 19 de la Charte, à savoir que nul ne doit être extradé vers un État où il existe un risque sérieux qu’il soit soumis à la peine de mort, à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants ? Cette vérification peut-elle se limiter à constater que l’État cocontractant demandeur est partie à la convention sur l’interdiction de la torture, ou convient-il d’examiner concrètement la situation en tenant compte de l’évaluation de cet État par le Conseil de l’Europe ? »
Sur les questions préjudicielles
Sur la recevabilité des questions préjudicielles
18 Selon une jurisprudence constante, la procédure instituée à l’article 267 TFUE est un instrument de coopération entre la Cour et les juridictions nationales, grâce auquel la première fournit aux secondes les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui leur sont nécessaires pour la solution du litige qu’elles sont appelées à trancher (voir, notamment, arrêt du 6 octobre 2015, Capoda Import-Export, C‑354/14, EU:C:2015:658, point 23 et jurisprudence citée).
19 Dans le cadre de cette coopération, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (voir, notamment, arrêt du 6 octobre 2015, Capoda Import-Export, C‑354/14, EU:C:2015:658, point 24 et jurisprudence citée).
20 Il s’ensuit que les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa propre responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence. Le rejet par la Cour d’une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (voir, notamment, arrêt du 6 octobre 2015, Capoda Import-Export, C‑354/14, EU:C:2015:658, point 25 et jurisprudence citée).
21 En l’occurrence, le gouvernement letton a informé la Cour, lors de l’audience, que M. Petruhhin, à la suite de sa libération intervenue le 26 mars 2015, avait quitté la Lettonie pour rejoindre, vraisemblablement, l’Estonie.
22 Ce gouvernement a toutefois ajouté que la procédure d’extradition restait pendante devant les juridictions lettones. Il a fait valoir que le parquet général de la République de Lettonie n’avait pas retiré sa décision autorisant l’extradition de M. Petruhhin et que cette décision demeurait soumise au contrôle juridictionnel de l’Augstākā tiesa (Cour suprême). Il incomberait à cette dernière juridiction d’accepter ou de refuser l’extradition ou encore de demander qu’il soit procédé à un supplément d’information avant de se prononcer.
23 Il ressort de ces indications que, même si M. Petruhhin ne se trouve plus actuellement en Lettonie, il demeure nécessaire pour la juridiction de renvoi de statuer sur la légalité de la décision d’extradition, puisque cette décision, si elle n’est pas annulée par cette dernière juridiction, pourra être exécutée à tout moment, le cas échéant, à la suite de l’arrestation de l’intéressé sur le territoire letton. Il n’apparaît donc pas que les questions posées, qui visent à déterminer la conformité avec le droit de l’Union des règles nationales sur le fondement desquelles une telle décision d’extradition a été adoptée, soient dénuées d’intérêt pour trancher le litige au principal.
24 Dans ces conditions, il y a lieu de considérer que les questions posées sont recevables.
Sur les première et deuxième questions
25 Par ses deux premières questions, qu’il y a lieu d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les articles 18 et 21 TFUE doivent être interprétés en ce sens que, aux fins de l’application d’un accord d’extradition conclu entre un État membre et un État tiers, les ressortissants d’un autre État membre doivent bénéficier de la règle qui interdit l’extradition par le premier État membre de ses propres ressortissants.
26 À cet égard, il est vrai, ainsi que l’ont fait valoir la plupart des États membres ayant soumis des observations à la Cour, que, en l’absence de convention internationale entre l’Union et le pays tiers concerné, les règles en matière d’extradition ressortissent à la compétence des États membres.
27 Il n’empêche que, dans des situations relevant du droit de l’Union, les règles nationales concernées doivent respecter ce dernier (voir arrêt du 2 mars 2010, Rottmann, C‑135/08, EU:C:2010:104, point 41 et jurisprudence citée).
28 Or, par ses deux premières questions, la juridiction de renvoi vise précisément à savoir si des règles nationales d’extradition telles que celles en cause au principal sont compatibles avec les articles 18 et 21 TFUE.
29 En interdisant « toute discrimination exercée en raison de la nationalité », l’article 18 TFUE exige l’égalité de traitement des personnes se trouvant dans une situation tombant dans le domaine d’application des traités (voir, en ce sens, arrêt du 2 février 1989, Cowan, 186/87, EU:C:1989:47, point 10).
30 En l’occurrence, si, certes, ainsi qu’il a été souligné au point 26 du présent arrêt, les règles en matière d’extradition ressortissent à la compétence des États membres en l’absence de convention internationale entre l’Union et le pays tiers concerné, il y a cependant lieu de rappeler que, pour apprécier le domaine d’application des traités, au sens de l’article 18 TFUE, il convient de lire cet article en combinaison avec les dispositions du traité FUE sur la citoyenneté de l’Union. Les situations tombant dans ce domaine d’application comprennent dès lors, notamment, celles relevant de l’exercice de la liberté de circuler et de séjourner sur le territoire des États membres, telle que conférée par l’article 21 TFUE (voir, en ce sens, arrêt du 15 mars 2005, Bidar, C‑209/03, EU:C:2005:169, points 31 à 33 et jurisprudence citée).
31 Dans l’affaire au principal, M. Petruhhin, ressortissant estonien, a fait usage, en sa qualité de citoyen de l’Union, de son droit de circuler librement dans l’Union en se déplaçant en Lettonie, de telle sorte que la situation en cause au principal relève du domaine d’application des traités, au sens de l’article 18 TFUE, qui contient le principe de non-discrimination en fonction de la nationalité (voir, en ce sens, arrêt du 2 février 1989, Cowan, 186/87, EU:C:1989:47, points 17 à 19).
32 Or, des règles nationales d’extradition telles que celles en cause au principal introduisent une différence de traitement selon que la personne concernée est un ressortissant national ou un ressortissant d’un autre État membre, en ce qu’elles conduisent à ne pas accorder aux ressortissants d’autres États membres, tels que M. Petruhhin, la protection contre l’extradition dont jouissent les ressortissants nationaux. Ce faisant, de telles règles sont susceptibles d’affecter la liberté des premiers de circuler dans l’Union.
33 Il s’ensuit que, dans une situation telle que celle en cause au principal, l’inégalité de traitement consistant à permettre l’extradition d’un citoyen de l’Union, ressortissant d’un autre État membre, tel que M. Petruhhin, se traduit par une restriction à la liberté de circulation, au sens de l’article 21 TFUE.
34 Une telle restriction ne peut être justifiée que si elle se fonde sur des considérations objectives et est proportionnée à l’objectif légitimement poursuivi par le droit national (voir, notamment, arrêt du 12 mai 2011, Runevič-Vardyn et Wardyn, C‑391/09, EU:C:2011:291, point 83 et jurisprudence citée).
35 Plusieurs gouvernements ayant soumis des observations à la Cour avancent comme justification que la mesure prévoyant l’extradition a été adoptée dans le cadre de la coopération pénale internationale, conformément à une convention d’extradition, et vise à éviter le risque d’impunité.
36 À cet égard, il convient de rappeler que, selon l’article 3, paragraphe 2, TUE, l’Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures au sein duquel est assurée la libre circulation des personnes, en liaison avec des mesures appropriées en matière de contrôle des frontières extérieures, ainsi que de prévention de la criminalité et de lutte contre ce phénomène.
37 L’objectif d’éviter le risque d’impunité des personnes ayant commis une infraction s’inscrit dans ce contexte (voir, en ce sens, arrêt du 27 mai 2014, Spasic, C‑129/14 PPU, EU:C:2014:586, points 63 et 65) et, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 55 de ses conclusions, doit être considéré comme présentant un caractère légitime en droit de l’Union.
38 Toutefois, des mesures restrictives d’une liberté fondamentale, telle que celle prévue à l’article 21 TFUE, ne peuvent être justifiées par des considérations objectives que si elles sont nécessaires pour la protection des intérêts qu’elles visent à garantir et seulement dans la mesure où ces objectifs ne peuvent être atteints par des mesures moins restrictives (voir arrêt du 12 mai 2011, Runevič-Vardyn et Wardyn, C‑391/09, EU:C:2011:291, point 88 et jurisprudence citée).
39 Ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 56 de ses conclusions, l’extradition est une procédure qui vise à lutter contre l’impunité d’une personne se trouvant sur un territoire autre que celui sur lequel elle a prétendument commis une infraction. En effet, comme plusieurs gouvernements nationaux l’ont relevé dans leurs observations devant la Cour, si, compte tenu de l’adage « aut dedere, aut judicare » (extrader ou poursuivre), la non-extradition des ressortissants nationaux est généralement compensée par la possibilité pour l’État membre requis de poursuivre ses propres ressortissants pour des infractions graves commises hors de son territoire, cet État membre est, en règle générale, incompétent pour juger de tels faits lorsque ni l’auteur ni la victime de l’infraction supposée n’ont la nationalité dudit État membre. L’extradition permet ainsi d’éviter que des infractions commises sur le territoire d’un État par des personnes qui ont fui ce territoire demeurent impunies.
40 Dans ce contexte, des règles nationales, telles que celles en cause au principal, qui permettent de répondre favorablement à une demande d’extradition aux fins de poursuites et de jugement dans l’État tiers où l’infraction est supposée avoir été commise, apparaissent appropriées pour atteindre l’objectif recherché.
41 Il convient toutefois de vérifier s’il n’existe pas une mesure alternative moins attentatoire à l’exercice des droits conférés par l’article 21 TFUE qui permettrait d’atteindre aussi efficacement l’objectif consistant à éviter le risque d’impunité d’une personne qui aurait commis une infraction pénale.
42 À cet égard, il y a lieu de rappeler que, en vertu du principe de coopération loyale inscrit à l’article 4, paragraphe 3, premier alinéa, TUE, l’Union et les États membres se respectent et s’assistent mutuellement dans l’accomplissement des missions découlant des traités.
43 Dans le contexte du droit pénal, le législateur de l’Union a notamment adopté la décision-cadre 2002/584 qui tend à faciliter la coopération judiciaire en instaurant le mandat d’arrêt européen. Ce dernier constitue la première concrétisation, dans le domaine du droit pénal, du principe de reconnaissance mutuelle que le Conseil européen a qualifié de « pierre angulaire » de la coopération judiciaire (arrêt du 1er décembre 2008, Leymann et Pustovarov, C‑388/08 PPU, EU:C:2008:669, point 49). À ce mécanisme de coopération judiciaire, que constitue le mandat d’arrêt européen, s’ajoutent de nombreux instruments d’entraide visant à faciliter une telle coopération (voir, en ce sens, arrêt du 27 mai 2014, Spasic, C‑129/14 PPU, EU:C:2014:586, points 65 à 68).
44 Par ailleurs, dans ses relations avec le reste du monde, l’Union affirme et promeut ses valeurs et ses intérêts et contribue à la protection de ses citoyens, conformément à l’article 3, paragraphe 5, TUE.
45 Cette protection se construit graduellement au moyen d’instruments de coopération tels que les accords d’extradition conclus entre l’Union et des pays tiers.
46 Toutefois, présentement, une telle convention n’existe pas entre l’Union et l’État tiers en cause au principal.
47 En l’absence de règles du droit de l’Union régissant l’extradition entre les États membres et un État tiers, il importe, afin de préserver les ressortissants de l’Union de mesures susceptibles de les priver des droits de libre circulation et de séjour prévus à l’article 21 TFUE, tout en luttant contre l’impunité à l’égard d’infractions pénales, de mettre en œuvre tous les mécanismes de coopération et d’assistance mutuelle existant en matière pénale en vertu du droit de l’Union.
48 Ainsi, dans un cas tel que celui au principal, il importe de privilégier l’échange d’informations avec l’État membre dont l’intéressé a la nationalité en vue de donner aux autorités de cet État membre, pour autant qu’elles sont compétentes, en vertu de leur droit national, pour poursuivre cette personne pour des faits commis en dehors du territoire national, l’opportunité d’émettre un mandat d’arrêt européen aux fins de poursuites. L’article 1er, paragraphes 1 et 2, de la décision-cadre 2002/584 n’exclut pas, en effet, dans un tel cas, la possibilité pour l’État membre dont l’auteur présumé de l’infraction a la nationalité d’émettre un mandat d’arrêt européen en vue de la remise de cette personne à des fins de poursuites.
49 En coopérant de la sorte avec l’État membre dont l’intéressé a la nationalité et en donnant priorité à ce mandat d’arrêt éventuel sur la demande d’extradition, l’État membre d’accueil agit de manière moins attentatoire à l’exercice du droit à la libre circulation tout en évitant, dans la mesure du possible, le risque que l’infraction poursuivie demeure impunie.
50 Il y a lieu, par conséquent, de répondre aux deux premières questions que les articles 18 et 21 TFUE doivent être interprétés en ce sens que, lorsqu’un État membre dans lequel un citoyen de l’Union, ressortissant d’un autre État membre, s’est déplacé, se voit adresser une demande d’extradition par un État tiers avec lequel le premier État membre a conclu un accord d’extradition, il est tenu d’informer l’État membre dont ledit citoyen a la nationalité et, le cas échéant, à la demande de ce dernier État membre, de lui remettre ce citoyen, conformément aux dispositions de la décision-cadre 2002/584, pourvu que cet État membre soit compétent, en vertu de son droit national, pour poursuivre cette personne pour des faits commis en dehors de son territoire national.
Sur la troisième question
51 Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande en substance si, dans l’hypothèse où l’État membre requis envisage d’extrader un ressortissant d’un autre État membre à la demande d’un État tiers, ce premier État membre doit vérifier que l’extradition ne portera pas atteinte aux droits visés à l’article 19 de la Charte et, le cas échéant, quels critères doivent être pris en compte aux fins de cette vérification.
52 Ainsi qu’il ressort de la réponse aux deux premières questions, la décision d’un État membre d’extrader un citoyen de l’Union, dans une situation telle que celle au principal, relève du champ d’application des articles 18 et 21 TFUE et donc du droit de l’Union au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte (voir, en ce sens, par analogie, arrêt du 26 février 2013, Åkerberg Fransson, C‑617/10, EU:C:2013:105, points 25 à 27).
53 Il s’ensuit que les dispositions de la Charte et notamment de son article 19 ont vocation à être appliquées à une telle décision.
54 Aux termes de cet article 19, nul ne peut être éloigné, expulsé ou extradé vers un État où il existe un risque sérieux qu’il soit soumis à la peine de mort, à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants.
55 Pour évaluer s’il a été porté atteinte à cette disposition, la juridiction de renvoi demande, en particulier, si un État membre peut se limiter à constater que l’État requérant est partie à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales signée à Rome le 4 novembre 1950, qui interdit la torture, ou s’il convient d’examiner concrètement la situation qui prévaut dans ce dernier État en tenant compte de l’évaluation de celle-ci par le Conseil de l’Europe.
56 À cet égard, il convient de se référer à l’article 4 de la Charte qui interdit les peines ou les traitements inhumains ou dégradants et de rappeler que cette interdiction revêt un caractère absolu en tant qu’elle est étroitement liée au respect de la dignité humaine visée à l’article 1er de la Charte (voir arrêt du 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, C‑404/15 et C‑659/15 PPU, EU:C:2016:198, point 85).
57 L’existence de déclarations et l’acceptation de traités internationaux garantissant, en principe, le respect des droits fondamentaux ne suffisent pas, à elles seules, à assurer une protection adéquate contre le risque de mauvais traitements lorsque des sources fiables font état de pratiques des autorités – ou tolérées par celles-ci – manifestement contraires aux principes de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (arrêt de la Cour EDH, du 28 février 2008, Saadi c Italie, CE:ECHR:2008:0228JUD003720106, § 147).
58 Il s’ensuit que, dans la mesure où l’autorité compétente de l’État membre requis dispose d’éléments attestant d’un risque réel de traitement inhumain ou dégradant des personnes dans l’État tiers requérant, elle est tenue d’apprécier l’existence de ce risque lorsqu’elle doit décider de l’extradition d’une personne vers cet État (voir, en ce sens, s’agissant de l’article 4 de la Charte, arrêt du 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, C‑404/15 et C‑659/15 PPU, EU:C:2016:198, point 88).
59 À cette fin, l’autorité compétente de l’État membre requis doit se fonder sur des éléments objectifs, fiables, précis et dûment actualisés. Ces éléments peuvent résulter, notamment, de décisions judiciaires internationales, telles que des arrêts de la Cour EDH, de décisions judiciaires de l’État tiers requérant ainsi que de décisions, de rapports et d’autres documents établis par les organes du Conseil de l’Europe ou relevant du système des Nations unies (voir, en ce sens, arrêt du 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, C‑404/15 et C‑659/15 PPU, EU:C:2016:198, point 89).
60 Il y a lieu, dès lors, de répondre à la troisième question que, dans l’hypothèse où un État membre est saisi d’une demande d’un État tiers visant à extrader un ressortissant d’un autre État membre, ce premier État membre doit vérifier que l’extradition ne portera pas atteinte aux droits visés à l’article 19 de la Charte.
Sur les dépens
61 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :
1) Les articles 18 et 21 TFUE doivent être interprétés en ce sens que, lorsqu’un État membre dans lequel un citoyen de l’Union, ressortissant d’un autre État membre, s’est déplacé, se voit adresser une demande d’extradition par un État tiers avec lequel le premier État membre a conclu un accord d’extradition, il est tenu d’informer l’État membre dont ledit citoyen a la nationalité et, le cas échéant, à la demande de ce dernier État membre, de lui remettre ce citoyen, conformément aux dispositions de la décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil, du 13 juin 2002, relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres, telle que modifiée par la décision-cadre 2009/299/JAI du Conseil, du 26 février 2009, pourvu que cet État membre soit compétent, en vertu de son droit national, pour poursuivre cette personne pour des faits commis en dehors de son territoire national.
2) Dans l’hypothèse où un État membre est saisi d’une demande d’un État tiers visant à extrader un ressortissant d’un autre État membre, ce premier État membre doit vérifier que l’extradition ne portera pas atteinte aux droits visés à l’article 19 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Signatures
* Langue de procédure : le letton.