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CJUE, 17 décembre 2015, aff. C-239/14, Abdoulaye Amadou Tall contre Centre public d’action sociale de Huy

 

 

ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)

17 décembre 2015 (*)

 

 

«Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Directive 2005/85/CE – Normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres – Article 39 – Droit à un recours effectif – Demandes d’asile multiples – Effet non suspensif du recours contre une décision de l’autorité nationale compétente de ne pas poursuivre l’examen d’une demande d’asile ultérieure – Protection sociale – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Article 19, paragraphe 2 – Article 47»

Dans l’affaire C‑239/14,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le tribunal du travail de Liège (Belgique), par décision du 7 mai 2014, parvenue à la Cour le 14 mai 2014, dans la procédure

Abdoulaye Amadou Tall

contre

Centre public d’action sociale de Huy,

en présence de:

Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile (Fedasil),

LA COUR (quatrième chambre),

composée de M. L. Bay Larsen (rapporteur), président de la troisième chambre, faisant fonction de président de la quatrième chambre, MM. J. Malenovský, M. Safjan, Mmes A. Prechal et K. Jürimäe, juges,

avocat général: M. P. Cruz Villalón,

greffier: M. V. Tourrès, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 6 mai 2015,

considérant les observations présentées:

–        pour M. Tall, par Me D. Andrien, avocat,

–        pour le centre public d’action sociale de Huy, par Mes S. Pierre et A. Fischer, avocats,

–        pour l’Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile (Fedasil), par Me A. Detheux, advocaat,

–        pour le gouvernement belge, par Mmes M. Jacobs et C. Pochet ainsi que par M. S. Vanrie, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement hongrois, par MM. M. Fehér et G. Koós, en qualité d’agents,

–        pour la Commission européenne, par Mme M. Condou-Durande, en qualité d’agent,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 3 septembre 2015,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 39 de la directive 2005/85/CE du Conseil, du 1er décembre 2005, relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres (JO L 326, p. 13, et rectificatif JO 2006, L 236, p. 36), ainsi que de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte»).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M. Tall au centre public d’action sociale de Huy (ci-après le «CPAS»), au sujet de la décision de retrait de l’aide sociale que cet organisme a prise à son encontre.

 Le cadre juridique

 La CEDH

3        L’article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la «CEDH»), intitulé «Interdiction de la torture», prévoit:

«Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.»

4        L’article 13 de la CEDH, intitulé «Droit à un recours effectif», est ainsi rédigé:

«Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles.»

 Le droit de l’Union

 La directive 2005/85

5        Le considérant 8 de la directive 2005/85 est libellé comme suit:

«La présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes reconnus notamment par la [Charte].»

6        Le considérant 15 de cette directive est ainsi rédigé:

«Lorsqu’un demandeur introduit une demande ultérieure sans présenter de nouvelles preuves ou de nouveaux arguments, il serait disproportionné d’obliger les États membres à entreprendre une nouvelle procédure d’examen complet. Les États membres devraient, en l’espèce, avoir le choix parmi des procédures prévoyant des exceptions aux garanties dont bénéficie normalement le demandeur.»

7        Selon le considérant 27 de ladite directive:

«Conformément à un principe fondamental du droit [de l’Union], les décisions prises en ce qui concerne une demande d’asile et le retrait du statut de réfugié doivent faire l’objet d’un recours effectif devant une juridiction au sens de l’article [267 TFUE]. L’effectivité du recours, en ce qui concerne également l’examen des faits pertinents, dépend du système administratif et judiciaire de chaque État membre considéré dans son ensemble.»

8        L’article 7 de cette même directive, intitulé «Droit de rester dans l’État membre en attendant l’examen de la demande», est libellé comme suit:

«1.      Les demandeurs sont autorisés à rester dans l’État membre, aux seules fins de la procédure, jusqu’à ce que l’autorité responsable de la détermination se soit prononcée conformément aux procédures en premier ressort prévues au chapitre III. Ce droit de rester dans l’État membre ne constitue pas un droit à un titre de séjour.

2.      Les États membres ne peuvent prévoir d’exception à cette règle que si, conformément aux articles 32 et 34, l’examen de la demande ultérieure n’est pas poursuivi ou si une personne est, le cas échéant, livrée à ou extradée vers, soit un autre État membre en vertu des obligations découlant d’un mandat d’arrêt européen [...] ou pour d’autres raisons, soit un pays tiers, soit une cour ou un tribunal pénal(e) international(e).»

9        L’article 24 de la directive 2005/85, intitulé «Procédures spéciales», dispose:

«1.      Les États membres peuvent prévoir les procédures spéciales ci-après, qui dérogent aux principes de base et aux garanties fondamentales visés au chapitre II:

a)      un examen préliminaire devant permettre le traitement des cas examinés dans le cadre prévu à la section IV;

[...]»

10      L’article 32 de cette directive, intitulé «Demandes ultérieures», prévoit ce qui suit:

«[...]

2.      En outre, les États membres peuvent appliquer une procédure spéciale, prévue au paragraphe 3, lorsqu’une personne dépose une demande d’asile ultérieure:

[...]

b)      après qu’une décision a été prise sur la demande antérieure. Les États membres peuvent également décider d’appliquer cette procédure uniquement après qu’une décision finale a été prise.

3.      Une demande d’asile ultérieure est tout d’abord soumise à un examen préliminaire visant à déterminer si, après le retrait de la demande antérieure ou après la prise d’une décision visée au paragraphe 2, point b), du présent article sur cette demande, de nouveaux éléments ou de nouvelles données se rapportant à l’examen visant à déterminer si le demandeur d’asile remplit les conditions requises pour prétendre au statut de réfugié en vertu de la directive 2004/83/CE [du Conseil, du 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts (JO L 304, p. 12)], sont apparus ou ont été présentés par le demandeur.

4.      Si, après l’examen préliminaire visé au paragraphe 3 du présent article, des éléments ou des faits nouveaux apparaissent ou sont présentés par le demandeur et qu’ils augmentent de manière significative la probabilité que le demandeur remplisse les conditions requises pour prétendre au statut de réfugié en vertu de la directive 2004/83/CE, l’examen de la demande est poursuivi conformément aux dispositions du chapitre II.

5.      Les États membres peuvent, conformément à la législation nationale, poursuivre l’examen d’une demande ultérieure, à condition qu’il existe d’autres raisons motivant la réouverture d’une procédure.

6.      Les États membres ne peuvent décider de poursuivre l’examen de la demande que si le demandeur concerné a été, sans faute de sa part, dans l’incapacité de faire valoir, au cours de la précédente procédure, les situations exposées aux paragraphes 3, 4 et 5 du présent article, en particulier en exerçant son droit à un recours effectif en vertu de l’article 39.

[...]»

11      L’article 34 de la directive 2005/85, intitulé «Règles de procédure», dispose, à son paragraphe 2:

«Les États membres peuvent prévoir, dans leur législation nationale, des règles sur l’examen préliminaire effectué en vertu de l’article 32. [...]

[...]

Ces règles ne doivent pas mettre le demandeur d’asile dans l’impossibilité d’engager une nouvelle procédure ni lui en interdire, de facto, l’accès ou dresser des obstacles importants sur cette voie.»

12      L’article 39 de cette directive, intitulé «Droit à un recours effectif», précise:

«1.      Les États membres font en sorte que les demandeurs d’asile disposent d’un droit à un recours effectif devant une juridiction contre les actes suivants:

[...]

c)      une décision de ne pas poursuivre l’examen de la demande ultérieure en vertu des articles 32 et 34;

[...]

2.      Les États membres prévoient des délais et énoncent les autres règles nécessaires pour que le demandeur puisse exercer son droit à un recours effectif en application du paragraphe 1.

3.      Les États membres prévoient le cas échéant les règles découlant de leurs obligations internationales relatives:

a)      à la question de savoir si le recours prévu en application du paragraphe 1 a pour effet de permettre aux demandeurs de rester dans l’État membre concerné dans l’attente de l’issue du recours;

b)      à la possibilité d’une voie de droit ou de mesures conservatoires si le recours visé au paragraphe 1 n’a pas pour effet de permettre aux demandeurs de rester dans l’État membre concerné dans l’attente de l’issue de ce recours. Les États membres peuvent aussi prévoir une procédure d’office [...]

[...]»

 La directive 2008/115/CE

13      L’article 6 de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (JO L 348, p. 98), intitulé «Décision de retour», prévoit, à son paragraphe 1:

«Les États membres prennent une décision de retour à l’encontre de tout ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier sur leur territoire, sans préjudice des exceptions visées aux paragraphes 2 à 5.»

14      L’article 13 de cette directive énonce:

«1.      Le ressortissant concerné d’un pays tiers dispose d’une voie de recours effective pour attaquer les décisions liées au retour visées à l’article 12, paragraphe 1, devant une autorité judiciaire ou administrative compétente ou une instance compétente composée de membres impartiaux et jouissant de garanties d’indépendance.

2.      L’autorité ou l’instance visée au paragraphe 1 est compétente pour réexaminer les décisions liées au retour visées à l’article 12, paragraphe 1, et peut notamment en suspendre temporairement l’exécution, à moins qu’une suspension temporaire ne soit déjà applicable en vertu de la législation nationale.

[...]»

 Le droit belge

15      L’article 4 de la loi du 12 janvier 2007 sur l’accueil des demandeurs d’asile et de certaines autres catégories d’étrangers (Moniteur belge du 7 mai 2007, p. 24027), dans sa version applicable aux faits au principal, dispose:

«L’agence peut décider que le demandeur d’asile qui introduit une deuxième demande d’asile ne peut bénéficier de l’article 6, paragraphe 1, de la présente loi lors de l’examen de sa demande tant que le dossier n’a pas été transmis par l’Office des étrangers au Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides [...], et ce moyennant une décision motivée individuellement [...]»

16      L’article 6, paragraphe 2, de ladite loi prévoit:

«Sans préjudice des articles 4, 4/1 et 35/2 de la présente loi, le bénéfice de l’aide matérielle s’applique à tout demandeur d’asile dès l’introduction de sa demande d’asile et produit ses effets pendant toute la procédure d’asile.

En cas de décision négative rendue à l’issue de la procédure d’asile, l’aide matérielle prend fin lorsque le délai d’exécution de l’ordre de quitter le territoire notifié au demandeur d’asile a expiré. [...]

[...]»

17      L’article 57, paragraphe 2, de la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d’action sociale, dans sa version applicable aux faits au principal, dispose:

«[...]

Un étranger qui s’est déclaré réfugié et a demandé à être reconnu comme tel séjourne illégalement dans le Royaume lorsque la demande d’asile a été rejetée et qu’un ordre de quitter le territoire a été notifié à l’étranger concerné.

L’aide sociale accordée à un étranger qui était en fait bénéficiaire au moment où un ordre de quitter le territoire lui a été notifié, est arrêtée, à l’exception de l’aide médicale urgente, le jour où cet étranger quitte effectivement le territoire et, au plus tard, le jour de l’expiration du délai de l’ordre de quitter le territoire.

[...]»

18      En vertu des articles 39/1, 39/2, paragraphe 1, troisième alinéa, 39/76, 39/82, paragraphe 4, deuxième alinéa, et 57/6/2 de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers (Moniteur belge du 31 décembre 1980, p. 14584, ci-après la «loi du 15 décembre 1980»), dans sa version en vigueur à la date des faits au principal, seuls un recours en annulation et un recours en suspension d’extrême urgence peuvent être introduits contre un refus de prise en considération d’une demande d’asile ultérieure.

 Le litige au principal et la question préjudicielle

19      M. Tall, un ressortissant sénégalais, a introduit en Belgique une première demande d’asile, dont le rejet a été confirmé par une décision du Conseil du contentieux des étrangers en date du 12 novembre 2013.

20      L’intéressé a formé un recours contre cette décision devant le Conseil d’État qui, par un arrêt du 10 janvier 2014, a déclaré ce recours non admissible.

21      Le 16 janvier 2014, M. Tall a introduit une seconde demande d’asile, en invoquant des éléments qu’il présentait comme étant nouveaux.

22      Par une décision du 23 janvier 2014, le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides a refusé de prendre en considération cette seconde demande d’asile.

23      Par une décision du 27 janvier 2014, le CPAS a retiré, avec effet au 10 janvier 2014, l’aide sociale dont bénéficiait M. Tall, au motif que, du fait de la seconde demande d’asile introduite par l’intéressé, cet organisme «n’[était] plus compétent tant en matière d’aide sociale équivalente au revenu d’intégration qu’en matière d’aide médicale».

24      Le 10 février 2014, M. Tall s’est vu notifier un ordre de quitter le territoire.

25      Le 19 février 2014, l’intéressé a saisi le Conseil du contentieux des étrangers d’un recours contre la décision de refus de prise en considération de sa seconde demande d’asile.

26      Parallèlement à ce recours, M. Tall a introduit, le 27 février 2014, devant la juridiction de renvoi, un recours contre la décision du CPAS lui retirant l’aide sociale.

27      La juridiction de renvoi a déclaré recevable et bien fondé ce recours en tant que celui-ci portait sur la période allant du 10 janvier 2014 au 17 février 2014, au motif que, en vertu des dispositions nationales pertinentes, la décision de retrait de l’aide sociale en cause au principal ne pouvait entrer en vigueur qu’à compter de la date d’expiration du délai de départ volontaire dont était assorti l’ordre de quitter le territoire, soit le 18 février 2014.

28      Quant à l’aide sociale à laquelle M. Tall prétendait continuer à avoir droit à compter du 18 février 2014, la juridiction de renvoi a considéré que l’intéressé ne disposait pas, en droit national, de la possibilité d’introduire un recours juridictionnel de plein contentieux et avec effet suspensif contre la décision de refus de prendre en considération sa seconde demande d’asile. En effet, selon cette juridiction, les seuls recours prévus par la législation nationale en vigueur contre une décision de refus de prendre en considération une demande d’asile ultérieure sont les recours en annulation et en suspension «d’extrême urgence», lesquels, n’étant pas suspensifs, privent la personne concernée du droit au séjour et de l’aide sociale.

29      Dans ces conditions, le tribunal du travail de Liège a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«En vertu de l’article 39/1 de la loi du 15 décembre 1980, lu en combinaison avec les articles 39/2, paragraphe 1, troisième alinéa, 39/76, 39/82, paragraphe 4, deuxième alinéa, sous d), et 57/6/2 de la même loi, seuls des recours en annulation et en suspension d’extrême urgence peuvent être introduits contre un refus de prise en considération d’une demande d’asile multiple. Dans la mesure où il ne s’agit ni de recours de plein contentieux, ni de recours suspensifs, et que le demandeur n’a droit ni au séjour ni à l’aide matérielle pendant leur examen, ces recours sont-ils compatibles avec les exigences de l’article 47 de la Charte et de l’article 39 de la directive 2005/85 qui prévoient le droit à un recours effectif?»

 Sur la question préjudicielle

 Sur la recevabilité

30      Le CPAS, la Fedasil, le gouvernement belge et la Commission européenne soutiennent que la question préjudicielle est irrecevable. En effet, ils font valoir que l’entrée en vigueur, le 31 mai 2014, soit postérieurement à la réception par la Cour de la présente demande de décision préjudicielle, de la loi du 10 avril 2014 portant dispositions diverses concernant la procédure devant le Conseil du contentieux des étrangers et devant le Conseil d’État (ci-après la «loi du 10 avril 2014»), qui a modifié la loi du 15 décembre 1980, a eu pour effet, compte tenu des dispositions transitoires énoncées à son article 26, de conférer un effet suspensif au recours introduit par M. Tall contre la décision de refus de prise en considération de sa seconde demande d’asile ainsi que de reconnaître à celui-ci le droit à une aide matérielle pendant la période d’examen de ce recours.

31      La Cour a sollicité de la juridiction de renvoi qu’elle l’informe sur les conséquences de l’entrée en vigueur de la loi du 10 avril 2014 tant sur le litige au principal que sur le renvoi préjudiciel et qu’elle précise si ce litige était toujours pendant devant elle et, dans l’affirmative, si une réponse de la Cour était nécessaire pour statuer sur ledit litige.

32      La juridiction de renvoi a indiqué, dans sa réponse parvenue à la Cour le 19 janvier 2015, que ce litige, en tant qu’il portait sur la période allant du 18 février 2014 au 31 mai 2014, était toujours pendant devant elle.

33      Par ailleurs, la Fedasil a fait parvenir à la Cour, le 28 mai 2015, une copie de l’arrêt n° 56/2015, du 7 mai 2015, de la Cour constitutionnelle belge. Cette dernière, qui avait également été saisie par la juridiction de renvoi d’une question préjudicielle portant sur la conformité des dispositions nationales en cause au principal à la Constitution belge, lue en combinaison avec la CEDH, a jugé que, compte tenu de l’entrée en vigueur de la loi du 10 avril 2014 et des dispositions transitoires énoncées à son article 26, cette loi s’applique à la procédure introduite par M. Tall devant le Conseil du contentieux des étrangers et a décidé de renvoyer l’affaire devant cette juridiction de renvoi, afin que cette dernière puisse réexaminer et apprécier si une question préjudicielle devant la Cour constitutionnelle était encore nécessaire.

34      À cet égard, il importe de rappeler que, dans le cadre de la procédure instituée à l’article 267 TFUE, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer. La présomption de pertinence qui s’attache aux questions posées à titre préjudiciel par les juridictions nationales ne peut être écartée qu’à titre exceptionnel, s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêt FOA, C‑354/13, EU:C:2014:2463, point 45 et jurisprudence citée).

35      Par ailleurs, il convient également de rappeler qu’il n’appartient pas à la Cour de se prononcer, dans le cadre d’un renvoi préjudiciel, sur l’interprétation des dispositions nationales et de juger si l’interprétation qu’en donne la juridiction de renvoi est correcte. En effet, seules les juridictions nationales sont compétentes pour se prononcer sur l’interprétation du droit interne (arrêt Samba Diouf, C‑69/10, EU:C:2011:524, point 59 et jurisprudence citée).

36      Il s’ensuit qu’il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur la question de savoir si les dispositions transitoires de la nouvelle loi doivent être interprétées en ce sens que cette loi s’applique rétroactivement à la situation de M. Tall, notamment pour la période litigieuse à laquelle fait référence la juridiction de renvoi dans sa réponse du 19 janvier 2015 à la demande d’informations qui lui a été adressée par la Cour.

37      Partant, il n’apparaît pas de manière manifeste que l’interprétation du droit de l’Union sollicitée par la juridiction de renvoi ne serait pas nécessaire à cette dernière pour résoudre le litige au principal.

38      Dès lors, la présente question préjudicielle est recevable.

 Sur le fond

39      Par sa question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 39 de la directive 2005/85, lu à la lumière de l’article 47 de la Charte, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une législation nationale qui ne confère pas un effet suspensif à un recours exercé contre une décision, telle que celle en cause au principal, de ne pas poursuivre l’examen d’une demande d’asile ultérieure.

40      Il convient de préciser d’emblée que la seconde demande d’asile introduite par M. Tall doit en effet être regardée comme une «demande ultérieure», au sens de l’article 32 de la directive 2005/85, et que le refus du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides de prendre en considération cette demande correspond à une «décision de ne pas poursuivre l’examen de la demande ultérieure», au sens de l’article 39, paragraphe 1, sous c), de cette directive.

41      Ladite directive fixe, à son article 39, les caractéristiques que doivent présenter les recours ouverts, notamment, contre une décision de ne pas poursuivre l’examen d’une demande d’asile ultérieure et prévoit, à son article 24, intitulé «Procédures spéciales», la possibilité, pour les États membres, de prévoir des procédures spéciales qui dérogent aux principes de base et aux garanties fondamentales visées au chapitre II de cette même directive.

42      Il convient de déterminer si lesdits articles doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale qui ne confère pas un effet suspensif au recours introduit contre une décision, telle que celle en cause au principal, de ne pas poursuivre l’examen d’une demande d’asile ultérieure et qui prive la personne ayant introduit une telle demande après le rejet d’une précédente demande d’asile du droit, notamment, à une aide financière jusqu’à ce qu’il soit statué sur le recours exercé contre une telle décision.

43      Il y a lieu, à titre liminaire, de souligner que les procédures mises en place par la directive 2005/85 constituent des normes minimales et que les États membres disposent à plusieurs égards d’une marge d’appréciation pour la mise en œuvre de ces dispositions en tenant compte des particularités du droit national (arrêt Samba Diouf, C‑69/10, EU:C:2011:524, point 29).

44      Il importe de rappeler que l’article 39 de la directive 2005/85, qui consacre le principe fondamental du droit à un recours effectif, impose aux États membres d’assurer aux demandeurs d’asile un droit à un recours effectif devant une juridiction contre les actes qui sont énumérés à son paragraphe 1.

45      À cet égard, il ressort de l’article 39, paragraphe l, sous c), de ladite directive que les États membres doivent faire en sorte que les demandeurs d’asile disposent d’un droit à un recours effectif contre «une décision de ne pas poursuivre l’examen de la demande ultérieure en vertu des articles 32 et 34 [de cette même directive]».

46      Par ailleurs, il convient de rappeler, ainsi qu’il ressort du considérant 15 de la directive 2005/85, que, lorsqu’un demandeur d’asile introduit une demande d’asile ultérieure, sans présenter de nouvelles preuves ou de nouveaux arguments, il serait disproportionné d’obliger les États membres à entreprendre une nouvelle procédure d’examen complet et que les États membres devraient, en l’espèce, avoir le choix parmi des procédures prévoyant des exceptions aux garanties dont bénéficie normalement le demandeur.

47      Ainsi, comme le prévoit l’article 32, paragraphe 2, sous b), de la directive 2005/85, une décision de ne pas poursuivre l’examen d’une demande ultérieure peut être adoptée dans le cadre d’une «procédure spéciale», à la suite d’une procédure consistant , selon l’article 32, paragraphe 3, de ladite directive, en un examen préliminaire de cette demande visant, notamment, à déterminer si, après la prise d’une décision sur la demande antérieure du demandeur concerné, de nouveaux éléments ou de nouvelles données se rapportant à l’examen des conditions requises pour prétendre au statut de réfugié sont apparus ou ont été présentés par ce demandeur.

48      En tout état de cause, l’article 32, paragraphe 4, de la directive 2005/85 précise que, si, après cet examen préliminaire, des éléments ou des faits nouveaux apparaissent ou sont présentés par le demandeur et qu’ils augmentent de manière significative la probabilité que ce demandeur remplisse les conditions requises pour prétendre au statut de réfugié, l’examen de la demande est poursuivi conformément aux dispositions du chapitre II de cette directive, relatif aux principes de base et aux garanties fondamentales. En revanche, si, comme c’est le cas dans l’affaire au principal, l’examen de la demande ultérieure n’est pas poursuivi après ledit examen préliminaire, les États membres peuvent prévoir, en vertu de l’article 7, paragraphe 2, de ladite directive, une exception à la règle énoncée au paragraphe 1 de cet article, selon laquelle les demandeurs d’asile sont autorisés à rester dans l’État membre aux seules fins de la procédure.

49      Il s’ensuit, a fortiori, que les États membres peuvent prévoir qu’un recours contre une décision de refus de prendre en considération une demande d’asile ultérieure, tel que celui en cause au principal, est dépourvu d’effet suspensif.

50      En outre, il importe de souligner que l’interprétation des dispositions de la directive 2005/85 doit être effectuée, ainsi qu’il découle du considérant 8 de celle-ci, dans le respect des droits fondamentaux et des principes reconnus notamment par la Charte.

51      Partant, les caractéristiques du recours prévu à l’article 39 de ladite directive doivent être déterminées en conformité avec l’article 47 de la Charte qui constitue une réaffirmation du principe de protection juridictionnelle effective et aux termes duquel toute personne dont les droits et les libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues audit article (voir, par analogie, arrêt Abdida, C‑562/13, EU:C:2014:2453, point 45 et jurisprudence citée).

52      À cet égard, il ressort des explications afférentes à l’article 47 de la Charte que le premier alinéa de cet article est fondé sur l’article 13 de la de la CEDH.

53      Il importe également de relever que l’article 19, paragraphe 2, de la Charte précise, notamment, que nul ne peut être éloigné vers un État où il existe un risque sérieux qu’il soit soumis à des traitements inhumains ou dégradants.

54      Il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui doit être prise en compte, en application de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, pour interpréter l’article 19, paragraphe 2, de celle-ci, que, lorsqu’un État décide de renvoyer un étranger vers un pays où il existe des motifs sérieux de croire qu’il serait exposé à un risque réel de traitements contraires à l’article 3 de la CEDH, l’effectivité du recours exercé, prévue à l’article 13 de la CEDH, requiert que cet étranger dispose d’un recours suspensif de plein droit contre l’exécution de la mesure permettant son renvoi (voir, notamment, Cour EDH, Gebremedhin c. France, § 67, CEDH 2007-II, ainsi que Hirsi Jamaa et autres c. Italie, § 200, CEDH 2012‑II).

55      Or, il convient de relever que, en l’occurrence, le litige au principal porte uniquement sur la légalité d’une décision de ne pas poursuivre l’examen d’une demande d’asile ultérieure, au sens de l’article 32 de la directive 2005/85.

56      L’absence d’effet suspensif d’un recours exercé contre une telle décision est, en principe, en conformité avec les articles 19, paragraphe 2, et 47 de la Charte. En effet, si une telle décision ne permet pas à un ressortissant d’un pays tiers de se voir conférer une protection internationale, son exécution ne saurait, en tant que telle, conduire à l’éloignement dudit ressortissant.

57      En revanche, si, dans le cadre de l’examen d’une demande d’asile antérieure ou postérieure à une décision telle que celle en cause au principal, un État membre adopte à l’encontre du ressortissant concerné de pays tiers une décision de retour au sens de l’article 6 de la directive 2008/115, celui-ci devrait pouvoir exercer contre cette décision son droit à un recours effectif conformément à l’article 13 de cette directive.

58      À cet égard, il découle de la jurisprudence de la Cour que, en tout état de cause, un recours doit nécessairement revêtir un effet suspensif lorsqu’il est exercé contre une décision de retour dont l’exécution est susceptible d’exposer le ressortissant en cause de pays tiers à un risque sérieux d’être soumis à la peine de mort, à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants, assurant ainsi, à l’égard de ce ressortissant de pays tiers, le respect des exigences des articles 19, paragraphe 2, et 47 de la Charte (voir, en ce sens, arrêt Abdida, C‑562/13, EU:C:2014:2453, points 52 et 53).

59      Il s’ensuit que l’absence de recours suspensif contre une décision telle que celle en cause au principal, dont la mise à exécution n’est pas susceptible d’exposer le ressortissant concerné de pays tiers à un risque de traitement contraire à l’article 3 de la CEDH, ne constitue pas une violation du droit à une protection juridictionnelle effective, tel que prévu à l’article 39 de la directive 2005/85, lu à la lumière des articles 19, paragraphe 2, et 47 de la Charte.

60      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la question préjudicielle que l’article 39 de la directive 2005/85, lu à la lumière des articles 19, paragraphe 2, et 47 de la Charte, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une législation nationale qui ne confère pas un effet suspensif à un recours exercé contre une décision, telle que celle en cause au principal, de ne pas poursuivre l’examen d’une demande d’asile ultérieure.

 Sur les dépens

61      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit:

L’article 39 de la directive 2005/85/CE du Conseil, du 1er décembre 2005, relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres, lu à la lumière des articles 19, paragraphe 2, et 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une législation nationale qui ne confère pas un effet suspensif à un recours exercé contre une décision, telle que celle en cause au principal, de ne pas poursuivre l’examen d’une demande d’asile ultérieure.

Signatures


* Langue de procédure: le français.

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