ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)
17 février 2009 (*)
Meki Elgafaji, Noor Elgafaji contre Staatssecretaris van Justitie
«Directive 2004/83/CE – Normes minimales relatives aux conditions d’octroi du statut de réfugié ou du statut conféré par la protection subsidiaire – Personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire – Article 2, sous e) – Risque réel de subir des atteintes graves – Article 15, sous c) – Menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé – Preuve»
Dans l’affaire C-465/07,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre des articles 68 CE et 234 CE, introduite par le Raad van State (Pays-Bas), par décision du 12 octobre 2007, parvenue à la Cour le 17 octobre 2007, dans la procédure
Meki Elgafaji,
Noor Elgafaji
contre
Staatssecretaris van Justitie,
LA COUR (grande chambre),
composée de M. V. Skouris, président, MM. P. Jann, C. W. A. Timmermans, A. Rosas, K. Lenaerts et M. Ilešič, présidents de chambre, MM. G. Arestis, A. Borg Barthet, J. Malenovský, U. Lõhmus et L. Bay Larsen (rapporteur), juges,
avocat général: M. M. Poiares Maduro,
greffier: Mme M. Ferreira, administrateur principal,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 8 juillet 2008,
considérant les observations présentées:
– pour M. et Mme Elgafaji, par Me A. Hekman, advocaat,
– pour le gouvernement néerlandais, par Mmes C. Wissels et C. ten Dam, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement belge, par Mmes C. Pochet et L. Van den Broeck, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement hellénique, par Mmes M. Michelogiannaki, T. Papadopoulou et G. Papagianni, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement français, par M. J‑C. Niollet, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement italien, par M. R. Adam, en qualité d’agent, assisté de M. P. Gentili, avvocato dello Stato,
– pour le gouvernement finlandais, par M. J. Heliskoski, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement suédois, par Mmes S. Johannesson et C. Meyer-Seitz, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement du Royaume-Uni, par Mme V. Jackson, en qualité d’agent, assistée de M. S. Wordsworth, barrister,
– pour la Commission des Communautés européennes, par Mme M. Condou-Durande et M. R. Troosters, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 9 septembre 2008,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 15, sous c), de la directive 2004/83/CE du Conseil, du 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts (JO L 304, p. 12, et rectificatif JO 2005, L 204, p. 24, ci‑après la «directive»), lu en combinaison avec l’article 2, sous e), de cette même directive.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M. et Mme Elgafaji (ci-après les «époux Elgafaji»), tous deux ressortissants irakiens, au Staatssecretaris van Justitie au sujet du rejet par ce dernier de leur demande tendant à obtenir un permis de séjour temporaire aux Pays-Bas.
Le cadre juridique
La convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
3 La convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la «CEDH»), prévoit à son article 3, intitulé «Interdiction de la torture»:
«Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.»
La réglementation communautaire
4 Aux termes du premier considérant de la directive:
«Une politique commune dans le domaine de l’asile, comprenant un régime d’asile européen commun, est un élément constitutif de l’objectif de l’Union européenne visant à mettre en place progressivement un espace de liberté, de sécurité et de justice ouvert à ceux qui, poussés par les circonstances, recherchent légitimement une protection dans la Communauté.»
5 Le sixième considérant de la directive énonce:
«L’objectif principal de la présente directive est, d’une part, d’assurer que tous les États membres appliquent des critères communs pour l’identification des personnes qui ont réellement besoin de protection internationale et, d’autre part, d’assurer un niveau minimal d’avantages à ces personnes dans tous les États membres.»
6 Le dixième considérant de la directive précise:
«La présente directive respecte les droits fondamentaux, ainsi que les principes reconnus notamment par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [proclamée à Nice le 7 décembre 2000 (JO C 364, p. 1)]. En particulier, la présente directive vise à garantir le plein respect de la dignité humaine et du droit d’asile des demandeurs d’asile et des membres de leur famille qui les accompagnent.»
7 Les vingt-quatrième à vingt-sixième considérants de la directive sont libellés comme suit:
«(24) Il convient d’arrêter aussi des normes minimales relatives à la définition et au contenu du statut conféré par la protection subsidiaire. La protection subsidiaire devrait compléter la protection des réfugiés consacrée par la convention [relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951].
(25) Il convient de fixer les critères que doivent remplir les demandeurs d’une protection internationale pour pouvoir bénéficier de la protection subsidiaire. Ces critères devraient être définis sur la base des obligations internationales au titre des instruments relatifs aux droits de l’homme et des pratiques déjà existantes dans les États membres.
(26) Les risques auxquels la population d’un pays ou une partie de la population est généralement exposée ne constituent normalement pas en eux-mêmes des menaces individuelles à qualifier d’atteintes graves.»
8 L’article 1er de la directive dispose:
«La présente directive a pour objet d’établir des normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants de pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de la protection accordée.»
9 Aux termes de l’article 2, sous c), e) et g), de la directive, on entend par:
«[…]
c) ‘réfugié’, tout ressortissant d’un pays tiers qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays […]
[…]
e) ‘personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire’, tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride qui ne peut être considéré comme un réfugié, mais pour lequel il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée, si elle était renvoyée dans son pays d’origine ou, dans le cas d’un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 15 […] cette personne ne pouvant pas ou, compte tenu de ce risque, n’étant pas disposée à se prévaloir de la protection de ce pays;
[…]
g) ‘demande de protection internationale’, la demande de protection présentée à un État membre par un ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, qui peut être comprise comme visant à obtenir le statut de réfugié ou le statut conféré par la protection subsidiaire […]»
10 En vertu de l’article 4, paragraphes 1, 3 et 4, de la directive, qui figure dans le chapitre II de celle-ci, intitulé «Évaluation des demandes de protection internationale»:
– les États membres peuvent considérer qu’il appartient au demandeur de présenter tous les éléments nécessaires pour étayer sa demande de protection internationale;
– il convient de procéder à l’évaluation individuelle d’une demande de protection internationale en tenant compte de plusieurs éléments concernant le pays d’origine au moment de statuer sur la demande et la situation personnelle du demandeur, et
– le fait qu’un demandeur a déjà subi des atteintes graves ou a déjà fait l’objet de menaces directes de telles atteintes est un indice sérieux du risque réel de subir des atteintes graves, sauf s’il existe de bonnes raisons de penser que ces atteintes graves ne se reproduiront pas.
11 L’article 8, paragraphe 1, figurant audit chapitre II, dispose:
«Dans le cadre de l’évaluation de la demande de protection internationale, les États membres peuvent déterminer qu’un demandeur n’a pas besoin de protection internationale lorsque, dans une partie du pays d’origine, il n’y a aucune raison de craindre d’être persécuté ni aucun risque réel de subir des atteintes graves et qu’il est raisonnable d’estimer que le demandeur peut rester dans cette partie du pays.»
12 L’article 15 de la directive, figurant dans le chapitre V de celle-ci, intitulé «Conditions à remplir pour être considéré comme personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire», dispose sous le titre «Atteintes graves»:
«Les atteintes graves sont:
a) la peine de mort ou l’exécution, ou
b) la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine, ou
c) des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international.»
13 L’article 18 de la directive prévoit que les États membres octroient le statut conféré par la protection subsidiaire à un ressortissant d’un pays tiers qui remplit les conditions pour être une personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire conformément aux chapitres II et V de la même directive.
La réglementation nationale
14 L’article 29, paragraphe 1, sous b) et d), de la loi sur les étrangers de 2000 (Vreemdelingenwet 2000, ci-après la «Vw 2000») dispose:
«Un permis de séjour temporaire, tel que visé à l’article 28, peut être accordé à l’étranger:
[…]
b) ayant établi qu’il a des raisons valables de supposer qu’il court, en cas d’expulsion, un risque réel d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants;
[…]
d) dont le retour dans le pays d’origine serait, selon le ministre, particulièrement dur compte tenu de la situation générale qui y prévaut.»
15 La circulaire sur les étrangers de 2000 (Vreemdelingencirculaire 2000), dans sa version en vigueur le 20 décembre 2006, dispose à son point C 1/4.3.1:
«L’article 29, paragraphe 1, sous b), de la [Vw 2000] permet d’accorder un permis de séjour si l’étranger a établi à suffisance qu’il a de justes motifs de penser qu’il court un risque réel en cas d’expulsion d’être soumis à la torture, à des peines ou des traitements inhumains ou dégradants.
Cette disposition est tirée de l’article 3 [de la CEDH]. L’éloignement d’une personne vers un pays où elle court un risque réel (‘real risk’) d’être soumise à un tel traitement constitue une infraction à cet article. Si ce risque réel a été ou est établi, un permis de séjour temporaire (asile) est en principe délivré.
[…]»
16 Un nouvel article 3.105 d a été inséré dans l’arrêté sur les étrangers de 2000 (Vreemdelingenbesluit 2000), afin de transposer explicitement, avec effet à compter du 25 avril 2008, l’article 15, sous c), de la directive.
Le litige au principal et les questions préjudicielles
17 Le 13 décembre 2006, les époux Elgafaji ont présenté des demandes de permis de séjour temporaire aux Pays-Bas, accompagnées d’éléments tendant à prouver le risque réel auquel ils seraient exposés en cas d’expulsion vers leur pays d’origine, en l’occurrence l’Irak. Au soutien de leur argumentation, ils ont notamment invoqué des faits se rapportant à leur situation personnelle.
18 Ils ont notamment relevé que M. Elgafaji, musulman de rite chiite, avait travaillé du mois d’août de l’année 2004 à celui de septembre de l’année 2006 au service d’une entreprise britannique assurant la sécurité du transport du personnel de l’aéroport vers la zone dite «verte». Ils ont fait valoir que l’oncle de M. Elgafaji, employé par la même entreprise, avait été tué par des milices, son acte de décès mentionnant que sa mort était intervenue à la suite d’un acte terroriste. Peu de temps après, une lettre contenant la menace «mort aux collaborateurs» aurait été accrochée à la porte du domicile que M. Elgafaji partageait avec Mme Elgafaji, son épouse musulmane de rite sunnite.
19 Par arrêtés du 20 décembre 2006, le Minister voor Vreemdelingenzaken en Integratie (ministre de l’Immigration et de l’Intégration, ci-après le «ministre»), compétent jusqu’au 22 février 2007, date à laquelle le Staatssecretaris van Justitie a été chargé des affaires d’immigration, a refusé d’octroyer des permis de séjour temporaire aux époux Elgafaji. Il a considéré, notamment, que ces derniers n’avaient pas établi à suffisance les circonstances qu’ils invoquaient et, partant, n’avaient pas démontré le risque réel de menaces graves et individuelles auquel ils prétendaient être exposés dans leur pays d’origine. Il en a déduit que leur situation n’entrait pas dans le champ d’application de l’article 29, paragraphe 1, sous b), de la Vw 2000.
20 Selon le ministre, la charge de la preuve est identique pour la protection accordée en vertu de l’article 15, sous b), de la directive et pour celle octroyée en application du même article, sous c). Ces deux dispositions, à l’instar de l’article 29, paragraphe 1, sous b), de la Vw 2000, imposeraient aux demandeurs de démontrer à suffisance la réalité propre à leur situation personnelle au regard du risque de menaces graves et individuelles auquel ils seraient exposés s’ils devaient être renvoyés dans leur pays d’origine. Les époux Elgafaji, faute d’avoir rapporté une telle preuve dans le cadre de l’article 29, paragraphe 1, sous b), de la Vw 2000, ne pourraient donc se prévaloir utilement de l’article 15, sous c), de la directive.
21 À la suite du rejet de leurs demandes de permis de séjour temporaire, les époux Elgafaji ont formé des recours devant le Rechtbank te ’s‑Gravenhage, recours auxquels cette juridiction a fait droit.
22 Ladite juridiction a considéré, notamment, que l’article 15, sous c), de la directive, qui prend en compte l’existence d’un conflit armé dans le pays d’origine du demandeur de protection, n’exige pas le haut degré d’individualisation de la menace requis par le même article, sous b), et par l’article 29, paragraphe 1, sous b), de la Vw 2000. Ainsi, la preuve de l’existence de menaces individuelles et graves pesant sur les personnes sollicitant une protection pourrait être rapportée plus aisément dans le cadre de l’article 15, sous c), de la directive que dans celui du même article, sous b).
23 En conséquence, le Rechtbank te ’s-Gravenhage a annulé les arrêtés du 20 décembre 2006 refusant l’octroi de permis de séjour temporaire aux époux Elgafaji dans la mesure où la preuve exigée dans le cadre de l’article 15, sous c), de la directive avait été alignée sur celle requise pour l’application du même article, sous b), tel que repris à l’article 29, paragraphe 1, sous b), de la Vw 2000.
24 Selon ladite juridiction, le ministre aurait dû examiner s’il n’existait pas des raisons de délivrer aux époux Elgafaji un permis de séjour temporaire au titre de l’article 29, paragraphe 1, sous d), de la Vw 2000 du fait de l’existence d’atteintes graves au sens de l’article 15, sous c), de la directive.
25 Saisi en appel, le Raad van State a estimé que les dispositions pertinentes de la directive présentaient des difficultés d’interprétation. Il a constaté, en outre, que l’article 15, sous c), de celle-ci n’avait pas été transposé dans la législation néerlandaise le 20 décembre 2006, date à laquelle les arrêtés contestés du ministre ont été adoptés.
26 Dans ces conditions, le Raad van State a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) Faut-il interpréter l’article 15, […] sous c), de la directive […] en ce sens que cette disposition offre uniquement une protection dans une situation relevant de l’article 3 de la [CEDH] tel qu’interprété dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ou en ce sens que cette première disposition offre une protection complémentaire ou autre par rapport à l’article 3 de la [CEDH]?
2) Si l’article 15, […] sous c), de la directive offre une protection complémentaire ou autre par rapport à l’article 3 de la [CEDH], quels sont dans ce cas les critères servant à apprécier si une personne, qui affirme pouvoir prétendre au statut de protection subsidiaire, court un risque réel de menaces graves et individuelles en raison d’une violence aveugle, telles que visées à l’article 15, […] sous c), lu conjointement avec l’article 2, […] sous e), de la directive?»
Sur les questions préjudicielles
27 À titre liminaire, il importe de constater que la juridiction de renvoi souhaite être éclairée sur la protection garantie par l’article 15, sous c), de la directive par rapport à celle assurée par l’article 3 de la CEDH tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme dans sa jurisprudence (voir, notamment, Cour eur. D. H., arrêt NA. c. Royaume-Uni du 17 juillet 2008, non encore publié au Recueil des arrêts et décisions, § 115 à 117 ainsi que jurisprudence citée).
28 À cet égard, il convient de relever que, si le droit fondamental garanti par l’article 3 de la CEDH fait partie des principes généraux du droit communautaire dont la Cour assure le respect et si la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est prise en considération pour l’interprétation de la portée de ce droit dans l’ordre juridique communautaire, c’est cependant l’article 15, sous b), de la directive qui correspond, en substance, audit article 3. En revanche, l’article 15, sous c), de la directive est une disposition dont le contenu est distinct de celui de l’article 3 de la CEDH et dont l’interprétation doit, dès lors, être effectuée de manière autonome tout en restant dans le respect des droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la CEDH.
29 Les questions posées, qu’il convient d’examiner ensemble, se rapportent donc à l’interprétation de l’article 15, sous c), de la directive, lu en combinaison avec l’article 2, sous e), de celle-ci.
30 Au regard de ces observations liminaires et au vu des circonstances de l’affaire au principal, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 15, sous c), de la directive, lu en combinaison avec l’article 2, sous e), de celle-ci, doit être interprété en ce sens que l’existence de menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne du demandeur de la protection subsidiaire est subordonnée à la condition que ce dernier rapporte la preuve qu’il est visé spécifiquement en raison d’éléments propres à sa situation. En cas de réponse négative, ladite juridiction souhaite savoir selon quel critère l’existence de telles menaces peut être considérée comme établie.
31 En vue de répondre à ces questions, il convient d’examiner comparativement les trois types d’«atteintes graves» définies à l’article 15 de la directive, qui constituent les conditions à remplir pour qu’une personne puisse être considérée comme susceptible de bénéficier de la protection subsidiaire, lorsque, conformément à l’article 2, sous e), de cette directive, il existe des motifs sérieux et avérés de croire que le demandeur court un «risque réel de subir [de telles] atteintes» en cas de renvoi dans le pays concerné.
32 À cet égard, il doit être observé que les termes «la peine de mort», «l’exécution» ainsi que «la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur», utilisés à l’article 15, sous a) et b), de la directive, couvrent des situations dans lesquelles le demandeur de la protection subsidiaire est exposé spécifiquement au risque d’une atteinte d’un type particulier.
33 En revanche, l’atteinte définie à l’article 15, sous c), de la directive comme étant constituée par «des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne» du demandeur couvre un risque d’atteinte plus général.
34 En effet, sont visées plus largement «des menaces […] contre la vie ou la personne» d’un civil, plutôt que des violences déterminées. En outre, ces menaces sont inhérentes à une situation générale de «conflit armé interne ou international». Enfin, la violence en cause à l’origine desdites menaces est qualifiée d’«aveugle», terme qui implique qu’elle peut s’étendre à des personnes sans considération de leur situation personnelle.
35 Dans ce contexte, le terme «individuelles» doit être compris comme couvrant des atteintes dirigées contre des civils sans considération de leur identité, lorsque le degré de violence aveugle caractérisant le conflit armé en cours, apprécié par les autorités nationales compétentes saisies d’une demande de protection subsidiaire ou par les juridictions d’un État membre auxquelles une décision de rejet d’une telle demande est déférée, atteint un niveau si élevé qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’un civil renvoyé dans le pays concerné ou, le cas échéant, dans la région concernée courrait, du seul fait de sa présence sur le territoire de ceux-ci, un risque réel de subir les menaces graves visées par l’article 15, sous c), de la directive.
36 Cette interprétation, qui est susceptible d’assurer un champ d’application propre à l’article 15, sous c), de la directive, n’est pas infirmée par le libellé du vingt-sixième considérant de celle-ci, selon lequel «[l]es risques auxquels la population d’un pays ou une partie de la population est généralement exposée ne constituent normalement pas en eux-mêmes des menaces individuelles à qualifier d’atteintes graves».
37 En effet, si ce considérant implique que la seule constatation objective d’un risque lié à la situation générale d’un pays ne suffit pas, en principe, à établir que les conditions énoncées à l’article 15, sous c), de la directive sont remplies dans le chef d’une personne déterminée, sa rédaction réserve néanmoins, par l’utilisation du terme «normalement», l’hypothèse d’une situation exceptionnelle qui serait caractérisée par un degré de risque si élevé qu’il existerait des motifs sérieux et avérés de croire que cette personne subirait individuellement le risque en cause.
38 Le caractère exceptionnel de cette situation est également conforté par le fait que la protection concernée est subsidiaire et par l’économie de l’article 15 de la directive, les atteintes définies à cet article, sous a) et b), présupposant un degré d’individualisation clair. S’il est certes vrai que des éléments collectifs jouent un rôle important pour l’application de l’article 15, sous c), de la directive, en ce sens que la personne concernée appartient, comme d’autres personnes, à un cercle de victimes potentielles d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international, il n’en demeure pas moins que cette disposition doit faire l’objet d’une interprétation systématique par rapport aux deux autres situations visées audit article 15 et doit donc être interprétée en relation étroite avec cette individualisation.
39 À cet égard, il convient de préciser que plus le demandeur est éventuellement apte à démontrer qu’il est affecté spécifiquement en raison d’éléments propres à sa situation personnelle, moins sera élevé le degré de violence aveugle requis pour qu’il puisse bénéficier de la protection subsidiaire.
40 En outre, il y a lieu d’ajouter que, lors de l’évaluation individuelle d’une demande de protection subsidiaire, prévue à l’article 4, paragraphe 3, de la directive, il peut notamment être tenu compte de:
– l’étendue géographique de la situation de violence aveugle ainsi que de la destination effective du demandeur en cas de renvoi dans le pays concerné, ainsi qu’il ressort de l’article 8, paragraphe 1, de la directive, et
– l’existence, le cas échéant, d’un indice sérieux de risque réel tel que celui mentionné à l’article 4, paragraphe 4, de la directive, indice au regard duquel l’exigence d’une violence aveugle requise pour pouvoir bénéficier de la protection subsidiaire est susceptible d’être moins élevée.
41 Enfin, dans l’affaire au principal, il convient de relever que, si l’article 15, sous c), de la directive n’a été transposé explicitement dans l’ordre juridique interne que postérieurement aux faits à l’origine du litige dont est saisie la juridiction de renvoi, il appartient à cette dernière de s’efforcer de procéder à une interprétation du droit national, en particulier de l’article 29, paragraphe 1, sous b) et d), de la Vw 2000, qui soit conforme à cette directive.
42 En effet, selon une jurisprudence constante, en appliquant le droit national, qu’il s’agisse de dispositions antérieures ou postérieures à la directive, la juridiction nationale appelée à l’interpréter est tenue de le faire dans toute la mesure du possible à la lumière du texte et de la finalité de la directive pour atteindre le résultat visé par celle-ci et se conformer ainsi à l’article 249, troisième alinéa, CE (voir, notamment, arrêts du 13 novembre 1990, Marleasing, C‑106/89, Rec. p. I‑4135, point 8, et du 24 juin 2008, Commune de Mesquer, C‑188/07, non encore publié au Recueil, point 84).
43 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux questions posées que l’article 15, sous c), de la directive, lu en combinaison avec l’article 2, sous e), de la même directive, doit être interprété en ce sens que:
– l’existence de menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne du demandeur de la protection subsidiaire n’est pas subordonnée à la condition que ce dernier rapporte la preuve qu’il est visé spécifiquement en raison d’éléments propres à sa situation personnelle;
– l’existence de telles menaces peut exceptionnellement être considérée comme établie lorsque le degré de violence aveugle caractérisant le conflit armé en cours, apprécié par les autorités nationales compétentes saisies d’une demande de protection subsidiaire ou par les juridictions d’un État membre auxquelles une décision de rejet d’une telle demande est déférée, atteint un niveau si élevé qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’un civil renvoyé dans le pays concerné ou, le cas échéant, dans la région concernée courrait, du seul fait de sa présence sur le territoire de ceux-ci, un risque réel de subir lesdites menaces.
44 Il convient enfin d’ajouter que l’interprétation de l’article 15, sous c), de la directive, lu en combinaison avec l’article 2, sous e), de celle-ci, découlant des points précédents est pleinement compatible avec la CEDH, y compris la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’article 3 de la CEDH (voir, notamment, arrêt NA. c. Royaume-Uni, précité, § 115 à 117 ainsi que jurisprudence citée).
Sur les dépens
45 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit:
L’article 15, sous c), de la directive 2004/83/CE du Conseil, du 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, lu en combinaison avec l’article 2, sous e), de la même directive, doit être interprété en ce sens que:
– l’existence de menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne du demandeur de la protection subsidiaire n’est pas subordonnée à la condition que ce dernier rapporte la preuve qu’il est visé spécifiquement en raison d’éléments propres à sa situation personnelle;
– l’existence de telles menaces peut exceptionnellement être considérée comme établie lorsque le degré de violence aveugle caractérisant le conflit armé en cours, apprécié par les autorités nationales compétentes saisies d’une demande de protection subsidiaire ou par les juridictions d’un État membre auxquelles une décision de rejet d’une telle demande est déférée, atteint un niveau si élevé qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’un civil renvoyé dans le pays concerné ou, le cas échéant, dans la région concernée courrait, du seul fait de sa présence sur le territoire de ceux-ci, un risque réel de subir lesdites menaces.
Signatures
* Langue de procédure: le néerlandais.