ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)
18 décembre 2014 (*)
Mohamed M’Bodj contre État belge
«Renvoi préjudiciel – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Article 19, paragraphe 2 – Directive 2004/83/CE – Normes minimales relatives aux conditions d’octroi du statut de réfugié ou du statut conféré par la protection subsidiaire – Personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire – Article 15, sous b) – Torture ou traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine – Article 3 – Normes plus favorables – Demandeur atteint d’une grave maladie – Absence de traitement adéquat disponible dans le pays d’origine – Article 28 – Protection sociale – Article 29 – Soins de santé»
Dans l’affaire C‑542/13,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Cour constitutionnelle (Belgique), par décision du 26 septembre 2013, parvenue à la Cour le 17 octobre 2013, dans la procédure
Mohamed M’Bodj
contre
État belge,
LA COUR (grande chambre),
composée de M. V. Skouris, président, M. K. Lenaerts, vice-président, MM. M. Ilešič, L. Bay Larsen (rapporteur), T. von Danwitz, J.‑C. Bonichot et Mme K. Jürimäe, présidents de chambre, MM. A. Rosas, E. Juhász, A. Arabadjiev, Mme C. Toader, MM. M. Safjan, D. Šváby, Mmes M. Berger et A. Prechal, juges,
avocat général: M. Y. Bot,
greffier: M. V. Tourrès, administrateur,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 24 juin 2014,
considérant les observations présentées:
– pour M. M’Bodj, par Me S. Benkhelifa, avocate,
– pour le gouvernement belge, par Mme C. Pochet et M. T. Materne, en qualité d’agents, assistés de Mes J.-J. Masquelin, D. Matray, J. Matray, C. Piront et N. Schynts, avocats,
– pour le gouvernement allemand, par MM. T. Henze et B. Beutler, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement grec, par Mme M. Michelogiannaki, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement français, par MM. F.-X. Bréchot et D. Colas, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement du Royaume-Uni, par M. C. Banner, barrister,
– pour la Commission européenne, par Mme M. Condou-Durande et M. R. Troosters, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 17 juillet 2014,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 2, sous e) et f), 15, 18, 20, paragraphe 3, 28 et 29 de la directive 2004/83/CE du Conseil, du 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts (JO L 304, p. 12, et rectificatifs JO 2005, L 204, p. 24, et JO 2011, L 278, p. 13).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M. M’Bodj, ressortissant mauritanien, à l’État belge au sujet du rejet par le Service public fédéral Sécurité sociale de sa demande tendant à obtenir des allocations de remplacement de revenus et d’intégration.
Le cadre juridique
La convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
3 La convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la «CEDH»), prévoit à son article 3, intitulé «Interdiction de la torture»:
«Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.»
Le droit de l’Union
4 Les considérants 5, 6, 9, 10, 24 et 26 de la directive 2004/83 sont libellés comme suit:
«(5) Les conclusions du Conseil européen de Tampere précisent également que les règles relatives au statut de réfugié devraient aussi être complétées par des mesures relatives à des formes subsidiaires de protection offrant un statut approprié à toute personne nécessitant une telle protection.
(6) L’objectif principal de la présente directive est, d’une part, d’assurer que tous les États membres appliquent des critères communs pour l’identification des personnes qui ont réellement besoin de protection internationale et, d’autre part, d’assurer un niveau minimal d’avantages à ces personnes dans tous les États membres.
[...]
(9) Les ressortissants de pays tiers ou les apatrides qui sont autorisés à séjourner sur le territoire des États membres pour des raisons autres que le besoin de protection internationale, mais à titre discrétionnaire par bienveillance ou pour des raisons humanitaires, n’entrent pas dans le champ d’application de la présente directive.
(10) La présente directive respecte les droits fondamentaux, ainsi que les principes reconnus notamment par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [(ci-après la «Charte»)]. En particulier, la présente directive vise à garantir le plein respect de la dignité humaine et du droit d’asile des demandeurs d’asile et des membres de leur famille qui les accompagnent.
[...]
(24) Il convient d’arrêter aussi des normes minimales relatives à la définition et au contenu du statut conféré par la protection subsidiaire. La protection subsidiaire devrait compléter la protection des réfugiés consacrée par la convention (relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951 [Recueil des traités des Nations unies, vol. 189, p. 150, n° 2545 (1954)]).
[...]
(26) Les risques auxquels la population d’un pays ou une partie de la population est généralement exposée ne constituent normalement pas en eux-mêmes des menaces individuelles à qualifier d’atteintes graves.»
5 L’article 2, sous a), c), e), f) et g), de cette directive dispose:
«Aux fins de la présente directive, on entend par:
a) ‘protection internationale’, le statut de réfugié et le statut conféré par la protection subsidiaire définis aux points d) et f);
[...]
c) ‘réfugié’, tout ressortissant d’un pays tiers qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays [...]
[...]
e) ‘personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire’, tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride qui ne peut être considéré comme un réfugié, mais pour lequel il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée, si elle était renvoyée dans son pays d’origine ou, dans le cas d’un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 15, [...] et cette personne ne pouvant pas ou, compte tenu de ce risque, n’étant pas disposée à se prévaloir de la protection de ce pays;
f) ‘statut conféré par la protection subsidiaire’, la reconnaissance, par un État membre, d’un ressortissant d’un pays tiers ou d’un apatride en tant que personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire;
g) ‘demande de protection internationale’, la demande de protection présentée à un État membre par un ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, qui peut être comprise comme visant à obtenir le statut de réfugié ou le statut conféré par la protection subsidiaire, le demandeur ne sollicitant pas explicitement un autre type de protection hors du champ d’application de la présente directive et pouvant faire l’objet d’une demande séparée».
6 L’article 3 de ladite directive dispose:
«Les États membres peuvent adopter ou maintenir des normes plus favorables pour décider quelles sont les personnes qui remplissent les conditions d’octroi du statut de réfugié ou de personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et pour déterminer le contenu de la protection internationale, dans la mesure où ces normes sont compatibles avec la présente directive.»
7 L’article 6 de la même directive est ainsi rédigé:
«Les acteurs des persécutions ou des atteintes graves peuvent être:
a) l’État;
b) des partis ou organisations qui contrôlent l’État ou une partie importante du territoire de celui-ci;
c) des acteurs non étatiques, s’il peut être démontré que les acteurs visés aux points a) et b), y compris les organisations internationales, ne peuvent pas ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions ou les atteintes graves [...]»
8 L’article 15 de la directive 2004/83, figurant au chapitre V de celle-ci, intitulé «Conditions à remplir pour être considéré comme personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire», énonce sous le titre «Atteintes graves»:
«Les atteintes graves sont:
a) la peine de mort ou l’exécution, ou
b) la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine, ou
c) des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international.»
9 Aux termes de l’article 18 de cette directive:
«Les États membres octroient le statut conféré par la protection subsidiaire à un ressortissant ou à un apatride qui remplit les conditions pour être une personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire conformément aux chapitres II et V.»
10 L’article 20, paragraphe 3, de ladite directive précise:
«Lorsqu’ils appliquent le [chapitre VII], les États membres tiennent compte de la situation spécifique des personnes vulnérables telles que les mineurs, les mineurs non accompagnés, les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les parents seuls accompagnés d’enfants mineurs et les personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle.»
11 Les articles 28 et 29 de la même directive, figurant au chapitre VII de celle-ci, prévoient l’octroi de prestations d’assistance sociale et l’accès aux soins de santé aux bénéficiaires du statut de réfugié ou du statut conféré par la protection subsidiaire.
Le droit belge
12 L’article 9 ter de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, dans sa version applicable aux faits au principal (ci-après la «loi du 15 décembre 1980»), énonce à son paragraphe 1:
«L’étranger qui séjourne en Belgique qui démontre son identité conformément au § 2 et qui souffre d’une maladie telle qu’elle entraîne un risque réel pour sa vie ou son intégrité physique ou un risque réel de traitement inhumain ou dégradant lorsqu’il n’existe aucun traitement adéquat dans son pays d’origine ou dans le pays où il séjourne, peut demander l’autorisation de séjourner dans le Royaume auprès du ministre ou son délégué.»
13 L’article 48/4 de la loi du 15 décembre 1980 est ainsi rédigé:
«§ 1er. Le statut de protection subsidiaire est accordé à l’étranger qui ne peut être considéré comme un réfugié et qui ne peut pas bénéficier de l’article 9 ter, et à l’égard duquel il y a de sérieux motifs de croire que, s’il était renvoyé dans son pays d’origine ou, dans le cas d’un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, il encourrait un risque réel de subir les atteintes graves visées au paragraphe 2, et qui ne peut pas ou, compte tenu de ce risque, n’est pas disposé à se prévaloir de la protection de ce pays et ce, pour autant qu’il ne soit pas concerné par les clauses d’exclusion visées à l’article 55/4.
§ 2. Sont considérées comme atteintes graves:
a) la peine de mort ou l’exécution; ou
b) la torture ou les traitements ou sanctions inhumains ou dégradants du demandeur dans son pays d’origine; ou
c) les menaces graves contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international.»
14 L’article 4 de la loi du 27 février 1987 relative aux allocations aux personnes handicapées (ci-après la «loi du 27 février 1987») dispose:
«§ 1er. Les allocations visées à l’article 1er ne peuvent être octroyées qu’à une personne qui a sa résidence réelle en Belgique et qui est:
1° Belge;
2° ressortissante d’un pays membre de l’Union européenne;
[...]
5° réfugiée [...]
[...]
§ 2. Le Roi peut, par arrêté délibéré en Conseil des Ministres, aux conditions qu’Il fixe, étendre l’application de la présente loi à d’autres catégories de personnes que celles visées au paragraphe premier qui ont leur résidence réelle en Belgique.
[...]»
15 Par l’arrêté royal du 9 février 2009 modifiant l’arrêté royal du 17 juillet 2006 exécutant l’article 4, paragraphe 2, de la loi du 27 février 1987 relative aux allocations aux personnes handicapées, le Roi a étendu, à compter du 12 décembre 2007, l’application de la loi aux étrangers qui sont inscrits au registre de la population.
Le litige au principal et les questions préjudicielles
16 M. M’Bodj est arrivé en Belgique le 3 janvier 2006. Il a déposé une demande d’asile, puis une demande d’autorisation de séjour pour raisons médicales, qui ont toutes deux été rejetées, et il a exercé, sans succès, plusieurs recours contre les décisions rejetant ces demandes.
17 Le 27 mai 2008, M. M’Bodj a introduit, sur le fondement de l’article 9 ter de la loi du 15 décembre 1980, une nouvelle demande d’autorisation de séjour pour raisons médicales, motivée par les séquelles importantes dont il souffrirait par suite d’une agression dont il aurait été victime en Belgique. Cette demande a été déclarée recevable le 19 septembre 2008, ce qui a entraîné l’inscription de l’intéressé au registre des étrangers.
18 À la suite de la délivrance d’une attestation générale reconnaissant une réduction de capacité de gain et une perte d’autonomie, M. M’Bodj a introduit, le 21 avril 2009, une demande d’allocations de remplacement de revenus et d’intégration.
19 Le 5 octobre 2009, cette demande a été rejetée par le Service public fédéral Sécurité sociale au motif que M. M’Bodj ne remplissait pas les conditions de nationalité prévues à l’article 4, paragraphe 1, de la loi du 27 février 1987. Par ailleurs, cet organisme a constaté que M. M’Bodj était inscrit au registre des étrangers et qu’il n’avait donc pas le droit de s’établir en Belgique.
20 M. M’Bodj a introduit, le 31 décembre 2009, un recours contre la décision ayant rejeté ladite demande, devant le tribunal du travail de Liège.
21 Indépendamment de l’exercice de ce recours, M. M’Bodj a été autorisé, le 17 mai 2010, à séjourner pour une durée illimitée, en Belgique, en raison de son état de santé.
22 Par un jugement du 8 novembre 2012, le tribunal du travail de Liège a décidé de poser à la Cour constitutionnelle une question préjudicielle visant, en substance, à déterminer si l’article 4 de la loi du 27 février 1987 viole certaines dispositions de la Constitution belge, lues en combinaison avec l’article 28, paragraphe 2, de la directive 2004/83, en ce qu’il exclut l’octroi des allocations aux personnes handicapées séjournant en Belgique sur le fondement de l’article 9 ter de la loi du 15 décembre 1980 et bénéficiant à ce titre du statut conféré par la protection internationale, prévu par cette directive, alors qu’il permet le versement de ces allocations aux réfugiés, qui, selon cette juridiction, bénéficient de cette même protection internationale.
23 Dans sa décision de renvoi, la Cour constitutionnelle constate que, si elle s’est déjà prononcée sur une question préjudicielle portant sur cette différence de traitement existant entre ces deux catégories d’étrangers, cette question ne l’avait pas invitée à prendre en compte la directive 2004/83.
24 Dans ces conditions, la Cour constitutionnelle a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) Les articles 2, [sous] e) et f), 15, 18, 28 et 29 de la directive [2004/83] doivent-ils être interprétés en ce sens que non seulement la personne qui s’est vu octroyer, à sa demande, le statut de protection subsidiaire par une autorité indépendante de l’État membre doit pouvoir bénéficier de la protection sociale et des soins de santé visés aux articles 28 et 29 de cette directive, mais aussi l’étranger qui est autorisé par une autorité administrative d’un État membre à séjourner sur le territoire de cet État membre et qui souffre d’une maladie telle qu’elle entraîne un risque réel pour sa vie ou son intégrité physique ou un risque réel de traitement inhumain ou dégradant lorsqu’il n’existe aucun traitement adéquat dans son pays d’origine ou dans le pays où il séjourne?
2) Si la première question préjudicielle appelle une réponse impliquant que les deux catégories de personnes qui y sont décrites doivent pouvoir bénéficier de la protection sociale et des soins de santé qui y sont visés, les articles 20, paragraphe 3, 28, paragraphe 2, et 29, paragraphe 2, de cette même directive doivent-ils être interprétés en ce sens que l’obligation faite aux États membres de tenir compte de la situation spécifique des personnes vulnérables telles que les personnes handicapées implique que doivent être accordées à celles-ci des allocations prévues par la loi du 27 février 1987 [...] compte tenu de ce qu’une aide sociale prenant en considération le handicap peut être octroyée sur la base de la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d’action sociale?»
Sur les questions préjudicielles
Sur la première question
25 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les articles 28 et 29 de la directive 2004/83, lus en combinaison avec les articles 2, sous e), 3, 15 et 18 de celle-ci, doivent être interprétés en ce sens qu’un État membre est tenu de faire bénéficier de la protection sociale et des soins de santé que ces articles prévoient un ressortissant de pays tiers autorisé à séjourner sur le territoire de cet État membre, au titre d’une législation nationale telle que celle en cause au principal, qui prévoit d’autoriser le séjour, dans ledit État membre, de l’étranger qui souffre d’une maladie entraînant un risque réel pour sa vie ou son intégrité physique ou un risque réel de traitement inhumain ou dégradant, lorsqu’il n’existe aucun traitement adéquat dans le pays d’origine de cet étranger ou dans le pays tiers où il séjournait auparavant.
26 Il ressort des articles 28 et 29 de la directive 2004/83 que ceux-ci sont applicables aux bénéficiaires du statut de réfugié ou du statut conféré par la protection subsidiaire.
27 Or, il est constant, d’une part, que la législation nationale en cause au principal ne régit pas l’autorisation de séjour de ressortissants de pays tiers craignant avec raison d’être persécutés, au sens de l’article 2, sous c), de la directive 2004/83, et, d’autre part, qu’elle n’a pas pour objet de conférer le statut de réfugié aux ressortissants de pays tiers dont le séjour est autorisé sur son fondement.
28 Il s’ensuit que le Royaume de Belgique ne serait tenu, en application des articles 28 et 29 de cette directive, de faire bénéficier des prestations que visent ces articles les ressortissants de pays tiers autorisés à séjourner en Belgique au titre de la législation nationale en cause au principal que si leur autorisation de séjour devait être considérée comme emportant l’octroi du statut conféré par la protection subsidiaire.
29 En vertu de l’article 18 de ladite directive, les États membres octroient ce statut à un ressortissant de pays tiers qui remplit les conditions pour être une personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire.
30 À cet égard, il convient de rappeler que les trois types d’atteintes graves définies à l’article 15 de la directive 2004/83 constituent les conditions à remplir pour qu’une personne puisse être considérée comme susceptible de bénéficier de la protection subsidiaire, lorsque, conformément à l’article 2, sous e), de cette directive, il existe des motifs sérieux et avérés de croire que le demandeur court un risque réel de subir de telles atteintes en cas de renvoi dans le pays d’origine concerné (arrêts Elgafaji, C‑465/07, EU:C:2009:94, point 31, et Diakité, C‑285/12, EU:C:2014:39, point 18).
31 Les risques de détérioration de l’état de santé d’un ressortissant de pays tiers ne résultant pas d’une privation de soins infligée intentionnellement à ce ressortissant de pays tiers, contre lesquels la législation nationale en cause au principal fournit une protection, ne sont pas couverts par l’article 15, sous a) et c), de ladite directive, puisque les atteintes définies à ces dispositions sont constituées, respectivement, par la peine de mort ou l’exécution et par des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international.
32 L’article 15, sous b), de la directive 2004/83 définit une atteinte grave tenant à l’infliction à un ressortissant de pays tiers, dans son pays d’origine, de la torture ou de traitements ou sanctions inhumains ou dégradants.
33 Il résulte clairement de cette disposition qu’elle ne s’applique qu’aux traitements inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine. Il en découle que le législateur de l’Union n’a envisagé l’octroi du bénéfice de la protection subsidiaire que dans les cas où ces traitements ont lieu dans le pays d’origine du demandeur.
34 Certains éléments propres au contexte dans lequel s’inscrit l’article 15, sous b), de la directive 2004/83 doivent, en outre, au même titre que les objectifs de cette directive, être pris en compte en vue de l’interprétation de cette disposition (voir, en ce sens, arrêt Maatschap L.A. en D.A.B. Langestraat en P. Langestraat-Troost, C‑11/12, EU:C:2012:808, point 27 et jurisprudence citée).
35 Ainsi, l’article 6 de cette directive comporte une liste des acteurs des atteintes graves, ce qui conforte l’idée que de telles atteintes doivent être constituées par le comportement d’un tiers et qu’elles ne peuvent donc pas résulter simplement des insuffisances générales du système de santé du pays d’origine.
36 De même, le considérant 26 de ladite directive précise que les risques auxquels la population d’un pays ou une partie de cette population est généralement exposée ne constituent normalement pas en eux-mêmes des menaces individuelles à qualifier d’atteintes graves. Il s’ensuit que le risque de détérioration de l’état de santé d’un ressortissant de pays tiers atteint d’une grave maladie résultant de l’inexistence de traitements adéquats dans son pays d’origine, sans que soit en cause une privation de soins infligée intentionnellement à ce ressortissant de pays tiers, ne saurait suffire à impliquer l’octroi du bénéfice de la protection subsidiaire à celui-ci.
37 Cette interprétation est, en outre, confortée par les considérants 5, 6, 9 et 24 de la directive 2004/83, dont il ressort que, si cette directive tend à compléter, à travers la protection subsidiaire, la protection des réfugiés consacrée par la convention relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951, en identifiant les personnes qui ont réellement besoin de protection internationale (voir, en sens, arrêt Diakité, EU:C:2014:39, point 33), son champ d’application ne s’étend pas aux personnes autorisées à séjourner sur le territoire des États membres pour d’autres raisons, c’est-à-dire à titre discrétionnaire et par bienveillance ou pour des raisons humanitaires.
38 L’obligation d’interpréter l’article 15, sous b), de la directive 2004/83 dans le respect de l’article 19, paragraphe 2, de la Charte (voir, en ce sens, arrêt Abed El Karem El Kott e.a., C‑364/11, EU:C:2012:826, point 43 et jurisprudence citée), selon lequel nul ne peut être éloigné vers un État où il existe un risque sérieux qu’il soit soumis à des traitements inhumains ou dégradants, et en prenant en considération l’article 3 de la CEDH auquel il correspond en substance (arrêt Elgafaji, EU:C:2009:94, point 28), n’est pas de nature à remettre en cause cette interprétation.
39 À cet égard, il convient, certes, de relever qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que, si les non-nationaux qui sont sous le coup d’une décision permettant leur éloignement ne peuvent en principe revendiquer un droit à rester sur le territoire d’un État afin de continuer à bénéficier de l’assistance et des services médicaux sociaux ou autres fournis par cet État, la décision d’éloigner un étranger atteint d’une maladie physique ou mentale grave vers un pays où les moyens de traiter cette maladie sont inférieurs à ceux disponibles dans ledit État est susceptible de soulever une question sous l’angle de l’article 3 de la CEDH, dans des cas très exceptionnels, lorsque les considérations humanitaires militant contre ledit éloignement sont impérieuses (voir, notamment, Cour. eur. D. H., arrêt N. c. Royaume-Uni du 27 mai 2008, § 42).
40 Pour autant, le fait qu’un ressortissant de pays tiers atteint d’une grave maladie ne puisse pas, en vertu de l’article 3 de la CEDH, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme, dans des cas très exceptionnels, être éloigné vers un pays dans lequel les traitements adéquats n’existent pas n’implique pas qu’il doive être autorisé à séjourner dans un État membre au titre de la protection subsidiaire en vertu de la directive 2004/83.
41 Eu égard à ce qui précède, l’article 15, sous b), de la directive 2004/83 doit être interprété en ce sens que l’atteinte grave qu’il définit ne couvre pas une situation dans laquelle des traitements inhumains ou dégradants, tels que ceux visés par la législation en cause au principal, qu’un demandeur atteint d’une grave maladie pourrait subir en cas de retour dans son pays d’origine sont le résultat de l’inexistence de traitements adéquats dans ce pays, sans que soit en cause une privation de soins infligée intentionnellement à ce demandeur.
42 Cependant, l’article 3 de cette directive permet aux États membres d’adopter ou de maintenir des normes plus favorables pour décider, notamment, quelles sont les personnes qui remplissent les conditions d’octroi du statut de personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, dans la mesure, toutefois, où ces normes sont compatibles avec ladite directive (voir, en ce sens, arrêt B et D, C-57/09 et C‑101/09, EU:C:2010:661, point 114).
43 Or, la réserve figurant à l’article 3 de la directive 2004/83 s’oppose à ce qu’un État membre adopte ou maintienne des dispositions octroyant le statut de personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire prévu par celle-ci à un ressortissant de pays tiers atteint d’une grave maladie, en raison du risque de détérioration de son état de santé résultant de l’inexistence de traitements adéquats dans le pays d’origine, de telles dispositions n’étant pas compatibles avec cette directive.
44 En effet, au regard des considérations figurant aux points 35 à 37 du présent arrêt, il serait contraire à l’économie générale et aux objectifs de la directive 2004/83 de faire bénéficier des statuts qu’elle prévoit des ressortissants de pays tiers placés dans des situations dénuées de tout lien avec la logique de protection internationale.
45 Il s’ensuit qu’une législation telle que celle en cause au principal ne saurait être qualifiée, en vertu de l’article 3 de cette directive, de norme plus favorable pour décider quelles sont les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire. Les ressortissants de pays tiers autorisés à séjourner en vertu d’une telle législation ne sont donc pas des bénéficiaires du statut conféré par la protection subsidiaire, auxquels les articles 28 et 29 de ladite directive seraient applicables.
46 L’octroi, par un État membre, de ce statut de protection nationale, pour des raisons autres que le besoin de protection internationale, au sens de l’article 2, sous a), de cette directive, c’est-à-dire à titre discrétionnaire et par bienveillance ou pour des raisons humanitaires, n’entre d’ailleurs pas, comme le précise le considérant 9 de ladite directive, dans le champ d’application de celle-ci (arrêt B et D, EU:C:2010:661, point 118).
47 Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la première question que les articles 28 et 29 de la directive 2004/83, lus en combinaison avec les articles 2, sous e), 3, 15 et 18 de celle-ci, doivent être interprétés en ce sens qu’un État membre n’est pas tenu de faire bénéficier de la protection sociale et des soins de santé que ces articles prévoient un ressortissant de pays tiers autorisé à séjourner sur le territoire de cet État membre, au titre d’une législation nationale telle que celle en cause au principal, qui prévoit d’autoriser le séjour, dans ledit État membre, de l’étranger qui souffre d’une maladie entraînant un risque réel pour sa vie ou son intégrité physique ou un risque réel de traitement inhumain ou dégradant, lorsqu’il n’existe aucun traitement adéquat dans le pays d’origine de cet étranger ou dans le pays tiers où il séjournait auparavant, sans que soit en cause une privation de soins infligée intentionnellement audit étranger dans ce pays.
Sur la seconde question
48 Compte tenu de la réponse apportée à la première question, il n’y a pas lieu de répondre à la seconde question.
Sur les dépens
49 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit:
Les articles 28 et 29 de la directive 2004/83/CE du Conseil, du 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, lus en combinaison avec les articles 2, sous e), 3, 15 et 18 de celle-ci, doivent être interprétés en ce sens qu’un État membre n’est pas tenu de faire bénéficier de la protection sociale et des soins de santé que ces articles prévoient un ressortissant de pays tiers autorisé à séjourner sur le territoire de cet État membre, au titre d’une législation nationale telle que celle en cause au principal, qui prévoit d’autoriser le séjour, dans ledit État membre, de l’étranger qui souffre d’une maladie entraînant un risque réel pour sa vie ou son intégrité physique ou un risque réel de traitement inhumain ou dégradant, lorsqu’il n’existe aucun traitement adéquat dans le pays d’origine de cet étranger ou dans le pays tiers où il séjournait auparavant, sans que soit en cause une privation de soins infligée intentionnellement audit étranger dans ce pays.
Signatures
* Langue de procédure: le français.