ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)
18 décembre 2014 (*)
Centre public d’action sociale d’Ottignies-Louvain-la-Neuve contre Moussa Abdida
«Renvoi préjudiciel – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Articles 19, paragraphe 2, et 47 – Directive 2004/83/CE – Normes minimales relatives aux conditions d’octroi du statut de réfugié ou du statut conféré par la protection subsidiaire – Personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire – Article 15, sous b) – Torture ou traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine – Article 3 – Normes plus favorables – Demandeur atteint d’une grave maladie – Absence de traitement adéquat disponible dans le pays d’origine – Directive 2008/115/CE – Retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier – Article 13 – Recours juridictionnel avec effet suspensif – Article 14 – Garanties dans l’attente du retour – Besoins de base»
Dans l’affaire C‑562/13,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la cour du travail de Bruxelles (Belgique), par décision du 25 octobre 2013, parvenue à la Cour le 31 octobre 2013, dans la procédure
Centre public d’action sociale d’Ottignies-Louvain-la-Neuve
contre
Moussa Abdida,
LA COUR (grande chambre),
composée de M. V. Skouris, président, M. K. Lenaerts, vice-président, MM. M. Ilešič, L. Bay Larsen (rapporteur), T. von Danwitz, J.-C. Bonichot et Mme K. Jürimäe, présidents de chambre, MM. A. Rosas, E. Juhász, A. Arabadjiev, Mme C. Toader, MM. M. Safjan, D. Šváby, Mmes M. Berger et A. Prechal, juges,
avocat général: M. Y. Bot,
greffier: M. V. Tourrès, administrateur,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 24 juin 2014,
considérant les observations présentées:
– pour le centre public d’action sociale d’Ottignies-Louvain-la-Neuve, par Me V. Vander Geeten, avocat,
– pour M. Abdida, par Me O. Stein, avocat,
– pour le gouvernement belge, par Mme C. Pochet et M. T. Materne, en qualité d’agents, assistés de Mes J.-J. Masquelin, D. Matray, J. Matray, C. Piront et N. Schynts, avocats,
– pour le gouvernement français, par MM. F.-X. Bréchot et D. Colas, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement du Royaume-Uni, par M. C. Banner, barrister,
– pour la Commission européenne, par Mme M. Condou-Durande et M. R. Troosters, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 4 septembre 2014,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de la directive 2003/9/CE du Conseil, du 27 janvier 2003, relative à des normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile dans les États membres (JO L 31, p. 18), de la directive 2004/83/CE du Conseil, du 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts (JO L 304, p. 12, et rectificatifs JO 2005, L 204, p. 24, et JO 2011, L 278, p. 13), de la directive 2005/85/CE du Conseil, du 1er décembre 2005, relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres (JO L 326, p. 13, et rectificatif JO 2006, L 236, p. 36), ainsi que des articles 1er à 4, 19, paragraphe 2, 20, 21 et 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte»).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant le centre public d’action sociale d’Ottignies-Louvain-la-Neuve (ci-après le «CPAS») à M. Abdida, ressortissant nigérien, au sujet de la décision de retrait de l’aide sociale que cet organisme a prise à son encontre.
Le cadre juridique
La convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
3 La convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la «CEDH»), prévoit à son article 3, intitulé «Interdiction de la torture»:
«Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.»
4 L’article 13 de cette convention est ainsi rédigé:
«Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles.»
Le droit de l’Union
La directive 2003/9
5 L’article 3 de la directive 2003/9, intitulé «Champ d’application», dispose:
«1. La présente directive s’applique à tous les ressortissants de pays tiers et apatrides qui déposent une demande d’asile à la frontière ou sur le territoire d’un État membre tant qu’ils sont autorisés à demeurer sur le territoire en qualité de demandeurs d’asile [...]
[...]
4. Les États membres peuvent décider d’appliquer la présente directive aux procédures de traitement des demandes de formes de protection autres que celle qui découle de la convention (relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951 [Recueil des traités des Nations unies, vol. 189, p. 150, n° 2545 (1954)]) pour les ressortissants de pays tiers ou les apatrides pour lesquels il est établi qu’ils ne sont pas des réfugiés.»
La directive 2004/83
6 L’article 1er de la directive 2004/83, intitulé «Objet et champ d’application», énonce:
«La présente directive a pour objet d’établir des normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants de pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de la protection accordée.»
7 L’article 2, sous c), e) et g), de cette directive dispose:
«Aux fins de la présente directive, on entend par:
[...]
c) ‘réfugié’, tout ressortissant d’un pays tiers qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays [...]
[...]
e) ‘personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire’, tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride qui ne peut être considéré comme un réfugié, mais pour lequel il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée, si elle était renvoyée dans son pays d’origine ou, dans le cas d’un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 15 [...] et cette personne ne pouvant pas ou, compte tenu de ce risque, n’étant pas disposée à se prévaloir de la protection de ce pays;
[...]
g) ‘demande de protection internationale’, la demande de protection présentée à un État membre par un ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, qui peut être comprise comme visant à obtenir le statut de réfugié ou le statut conféré par la protection subsidiaire, le demandeur ne sollicitant pas explicitement un autre type de protection hors du champ d’application de la présente directive et pouvant faire l’objet d’une demande séparée».
8 L’article 3 de ladite directive précise:
«Les États membres peuvent adopter ou maintenir des normes plus favorables pour décider quelles sont les personnes qui remplissent les conditions d’octroi du statut de réfugié ou de personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et pour déterminer le contenu de la protection internationale, dans la mesure où ces normes sont compatibles avec la présente directive.»
9 L’article 15 de la directive 2004/83, figurant au chapitre V de celle-ci, intitulé «Conditions à remplir pour être considéré comme personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire», dispose sous le titre «Atteintes graves»:
«Les atteintes graves sont:
a) la peine de mort ou l’exécution, ou
b) la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine, ou
c) des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international.»
La directive 2005/85
10 L’article 3 de la directive 2005/85, intitulé «champ d’application», est libellé comme suit:
«1. La présente directive s’applique à toutes les demandes d’asile introduites sur le territoire des États membres, y compris à la frontière ou dans une zone de transit, ainsi qu’au retrait du statut de réfugié.
[...]
3. Lorsque les États membres utilisent ou instaurent une procédure dans le cadre de laquelle les demandes d’asile sont examinées en tant que demandes fondées sur la convention [relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951], et en tant que demandes des autres types de protection internationale accordée dans les circonstances précisées à l’article 15 de la directive 2004/83/CE, ils appliquent la présente directive pendant toute leur procédure.
4. En outre, les États membres peuvent décider d’appliquer la présente directive aux procédures de traitement des demandes visant tout type de protection internationale.»
La directive 2008/115/CE
11 Les considérants 2 et 12 de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (JO L 348, p. 98), sont ainsi rédigés:
«(2) Le Conseil européen de Bruxelles des 4 et 5 novembre 2004 a recommandé la mise en place d’une politique efficace d’éloignement et de rapatriement basée sur des normes communes, afin que les personnes concernées soient rapatriées d’une façon humaine et dans le respect intégral de leurs droits fondamentaux et de leur dignité.
[...]
(12) Il convient de régler la situation des ressortissants de pays tiers qui sont en séjour irrégulier, mais qui ne peuvent pas encore faire l’objet d’un éloignement. Leurs besoins de base devraient être définis conformément à la législation nationale. [...]»
12 L’article 3, point 4, de cette directive dispose:
«Aux fins de la présente directive, on entend par:
[...]
4) ‘décision de retour’: une décision ou un acte de nature administrative ou judiciaire déclarant illégal le séjour d’un ressortissant d’un pays tiers et imposant ou énonçant une obligation de retour».
13 L’article 5 de ladite directive énonce:
«Lorsqu’ils mettent en œuvre la présente directive, les États membres tiennent dûment compte:
[...]
c) de l’état de santé du ressortissant concerné d’un pays tiers,
et respectent le principe de non-refoulement.»
14 L’article 9 de la directive 2008/115, intitulé «Report de l’éloignement», dispose à son paragraphe 1:
«Les États membres reportent l’éloignement:
a) dans le cas où il se ferait en violation du principe de non-refoulement, ou
b) tant que dure l’effet suspensif accordé conformément à l’article 13, paragraphe 2.»
15 L’article 12 de ladite directive prévoit à son paragraphe 1:
«Les décisions de retour et, le cas échéant, les décisions d’interdiction d’entrée ainsi que les décisions d’éloignement sont rendues par écrit, indiquent leurs motifs de fait et de droit et comportent des informations relatives aux voies de recours disponibles.
[...]»
16 L’article 13 de la même directive énonce à ses paragraphes 1 et 2:
«1. Le ressortissant concerné d’un pays tiers dispose d’une voie de recours effective pour attaquer les décisions liées au retour visées à l’article 12, paragraphe 1, devant une autorité judiciaire ou administrative compétente ou une instance compétente composée de membres impartiaux et jouissant de garanties d’indépendance.
2. L’autorité ou l’instance visée au paragraphe 1 est compétente pour réexaminer les décisions liées au retour visées à l’article 12, paragraphe 1, et peut notamment en suspendre temporairement l’exécution, à moins qu’une suspension temporaire ne soit déjà applicable en vertu de la législation nationale.»
17 L’article 14 de la directive 2008/115 précise à son paragraphe 1:
«Sauf dans la situation visée aux articles 16 et 17, les États membres veillent à ce que les principes ci-après soient pris en compte dans la mesure du possible en ce qui concerne les ressortissants de pays tiers au cours du délai de départ volontaire accordé conformément à l’article 7 et au cours des périodes pendant lesquelles l’éloignement a été reporté conformément à l’article 9:
[...]
b) les soins médicaux d’urgence et le traitement indispensable des maladies sont assurés;
[...]»
Le droit belge
18 L’article 9 ter de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, dans sa version applicable aux faits au principal (ci-après la «loi du 15 décembre 1980»), dispose à son paragraphe 1:
«L’étranger qui séjourne en Belgique qui démontre son identité conformément au § 2 et qui souffre d’une maladie telle qu’elle entraîne un risque réel pour sa vie ou son intégrité physique ou un risque réel de traitement inhumain ou dégradant lorsqu’il n’existe aucun traitement adéquat dans son pays d’origine ou dans le pays où il séjourne, peut demander l’autorisation de séjourner dans le Royaume auprès du ministre ou son délégué.»
19 L’article 48/4 de la loi du 15 décembre 1980 est ainsi rédigé:
«§ 1er. Le statut de protection subsidiaire est accordé à l’étranger qui ne peut être considéré comme un réfugié et qui ne peut pas bénéficier de l’article 9 ter, et à l’égard duquel il y a de sérieux motifs de croire que, s’il était renvoyé dans son pays d’origine ou, dans le cas d’un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, il encourrait un risque réel de subir les atteintes graves visées au paragraphe 2, et qui ne peut pas ou, compte tenu de ce risque, n’est pas disposé à se prévaloir de la protection de ce pays et ce, pour autant qu’il ne soit pas concerné par les clauses d’exclusion visées à l’article 55/4.
§ 2. Sont considérées comme atteintes graves:
a) la peine de mort ou l’exécution; ou
b) la torture ou les traitements ou sanctions inhumains ou dégradants du demandeur dans son pays d’origine; ou
c) les menaces graves contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international.»
20 Les articles 39/82, 39/84 et 39/85 de la loi du 15 décembre 1980 prévoient diverses procédures visant à obtenir la suspension de décisions administratives portant sur le séjour et l’éloignement des étrangers.
Le litige au principal et les questions préjudicielles
21 Le 15 avril 2009, M. Abdida a introduit, sur le fondement de l’article 9 ter de la loi du 15 décembre 1980, une demande d’autorisation de séjour pour raisons médicales, motivée par le fait qu’il souffre d’une maladie particulièrement grave.
22 Cette demande a été déclarée recevable le 4 décembre 2009. M. Abdida a, de ce fait, bénéficié de l’aide sociale à la charge du CPAS.
23 Par décision du 6 juin 2011, la demande d’autorisation de séjour introduite par M. Abdida a été rejetée, au motif que le pays d’origine de ce dernier dispose d’une infrastructure médicale permettant la prise en charge des malades atteints de sa maladie. Le 29 juin 2011, cette décision a été notifiée à M. Abdida avec un ordre de quitter le territoire belge.
24 M. Abdida a introduit, le 7 juillet 2011, un recours contre la décision de refus de séjour devant le conseil du contentieux des étrangers.
25 Le 13 juillet 2011, le CPAS a pris, à l’encontre de M. Abdida, une décision de retrait de l’aide sociale et de refus d’octroi de l’aide médicale urgente. Le CPAS a revu cette décision le 27 juillet 2011, en accordant l’aide médicale urgente.
26 Le 5 août 2011, M. Abdida a introduit un recours contre la décision du CPAS lui retirant l’aide sociale devant le tribunal du travail de Nivelles.
27 Par un jugement du 9 septembre 2011, cette juridiction a accueilli ce recours et a condamné le CPAS à verser à M. Abdida une aide sociale équivalente au revenu d’intégration au taux isolé en considérant, notamment, que le droit à l’aide sociale est une condition indispensable à l’exercice effectif d’un recours et que l’aide sociale dont bénéficie M. Abdida doit donc être maintenue dans l’attente d’une décision statuant sur son recours contre la décision de refus de séjour prise à son encontre.
28 Le 7 octobre 2011, le CPAS a interjeté appel de ce jugement devant la cour du travail de Bruxelles.
29 Cette juridiction constate que, en application des règles pertinentes de droit national, M. Abdida ne dispose pas d’un recours juridictionnel suspensif contre la décision de refus de séjour et qu’il est privé, dans l’attente d’une décision sur ce recours, de toute autre aide sociale que l’aide médicale urgente.
30 Dans ces conditions, la cour du travail de Bruxelles a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) Les directives [2004/83, 2005/85 et 2003/9] doivent-elles être interprétées comme faisant obligation à l’État membre qui prévoit que l’étranger qui ‘souffre d’une maladie telle qu’elle entraîne un risque réel pour sa vie ou son intégrité physique ou un risque réel de traitement inhumain ou dégradant lorsqu’il n’existe aucun traitement adéquat dans son pays d’origine’ a droit à la protection subsidiaire au sens de l’article 15, [sous b),] de la directive [2004/83],
– de prévoir un recours suspensif contre la décision administrative refusant le droit de séjour et/ou la protection subsidiaire et faisant ordre de quitter le territoire,
– de prendre en charge dans le cadre de son régime d’aide sociale ou d’accueil, les besoins élémentaires autres que médicaux du requérant, jusqu’à ce qu’il soit statué sur le recours introduit contre cette décision administrative?
2) Dans la négative, la Charte [...] et, notamment, ses articles 1[er] à 3 [...], son article 4 [...], son article 19, [paragraphe 2] [...], ses articles 20 et 21 [...] et/ou son article 47 [...] font-ils obligation à l’État membre qui transpose les directives [2004/83, 2005/85 et 2003/9] de prévoir le recours suspensif et la prise en charge des besoins élémentaires [visés à la première question]?»
Sur les questions préjudicielles
31 Par ses questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les directives 2003/9, 2004/83 et 2005/85, lues, le cas échéant, en combinaison avec les articles 1er à 4, 19, paragraphe 2, 20, 21 et 47 de la Charte, doivent être interprétées en ce sens qu’un État membre dont les autorités compétentes ont adopté une décision rejetant la demande d’un ressortissant de pays tiers d’être autorisé au séjour dans cet État membre au titre d’une législation nationale, telle que celle en cause au principal, qui prévoit d’autoriser le séjour dans ledit État membre de l’étranger qui souffre d’une maladie qui entraîne un risque réel pour sa vie ou son intégrité physique ou un risque réel de traitement inhumain ou dégradant lorsqu’il n’existe aucun traitement adéquat dans le pays d’origine de cet étranger ou dans le pays tiers où il séjournait auparavant, et ordonnant audit ressortissant de pays tiers de quitter le territoire du même État membre, doit prévoir un recours avec effet suspensif contre cette décision et prendre en charge les besoins de base du même ressortissant de pays tiers jusqu’à ce qu’il soit statué sur le recours exercé contre ladite décision.
32 Il importe, d’emblée, de constater qu’il ressort de la décision de renvoi que ces questions reposent sur la prémisse selon laquelle les demandes présentées au titre de la législation nationale en cause au principal constituent des demandes de protection internationale au sens de la directive 2004/83 et entrent donc dans le champ d’application de cette directive.
33 Or, ainsi qu’il ressort des points 27, 41, 45 et 46 de l’arrêt M’Bodj (C‑542/13, EU:C:2014:XXXX), les articles 2, sous c) et e), 3 et 15 de la directive 2004/83 doivent être interprétés en ce sens que les demandes présentées au titre de cette législation nationale ne constituent pas des demandes de protection internationale au sens de l’article 2, sous g), de cette directive. Il s’ensuit que la situation d’un ressortissant de pays tiers ayant présenté une telle demande n’entre pas dans le champ d’application de ladite directive, tel que défini à l’article 1er de celle-ci.
34 En ce qui concerne la directive 2005/85, il découle de l’article 3 de cette directive qu’elle s’applique aux demandes d’asile, mais également aux demandes de protection subsidiaire lorsqu’un État membre instaure une procédure unique dans le cadre de laquelle il examine une demande à la lumière des deux formes de protection internationale (arrêts M., C‑277/11, EU:C:2012:744, point 79, et N., C‑604/12, EU:C:2014:302, point 39) et que les États membres peuvent décider de l’appliquer également aux demandes d’autres formes de protection internationale.
35 Il est constant que les demandes présentées au titre de la législation nationale en cause au principal ne constituent pas des demandes de protection internationale.
36 La directive 2003/9 n’est pas non plus applicable dans une situation telle que celle en cause au principal car, d’une part, l’article 3, paragraphes 1 et 4, de celle-ci limite son application aux demandes d’asile, tout en précisant que les États membres peuvent décider d’appliquer cette directive au traitement des demandes d’autres formes de protection, et, d’autre part, il ne ressort pas du dossier dont la Cour dispose que le Royaume de Belgique ait pris la décision d’appliquer ladite directive aux demandes présentées au titre de la législation nationale en cause au principal.
37 Cela étant dit, dans le cadre de la procédure de coopération entre les juridictions nationales et la Cour instituée à l’article 267 TFUE, il appartient à celle-ci de donner au juge national une réponse utile qui lui permette de trancher le litige dont il est saisi. En conséquence, même si, sur le plan formel, la juridiction de renvoi s’est référée uniquement aux directives 2003/9, 2004/83 et 2005/85, une telle circonstance ne fait pas obstacle à ce que la Cour lui fournisse tous les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui peuvent être utiles au jugement de l’affaire dont elle est saisie, que cette juridiction y ait fait référence ou non dans l’énoncé de ses questions. Il appartient, à cet égard, à la Cour d’extraire de l’ensemble des éléments fournis par la juridiction nationale, et notamment de la motivation de la décision de renvoi, les éléments dudit droit qui appellent une interprétation compte tenu de l’objet du litige (voir, en ce sens, arrêts Fuß, C‑243/09, EU:C:2010:609, points 39 et 40, ainsi que Hadj Ahmed, C‑45/12, EU:C:2013:390, point 42).
38 En l’occurrence, les questions posées par la juridiction de renvoi portent sur les caractéristiques du recours ouvert contre une décision ordonnant à M. Abdida de quitter le territoire belge en raison du caractère illégal de son séjour en Belgique ainsi que sur les garanties devant être offertes à M. Abdida jusqu’à ce qu’il soit statué sur le recours qu’il a exercé contre cette décision.
39 Il est constant que ladite décision constitue un acte administratif déclarant illégal le séjour d’un ressortissant de pays tiers et énonçant une obligation de retour. Elle doit donc être qualifiée de «décision de retour» au sens de l’article 3, point 4, de la directive 2008/115.
40 Or, cette directive prévoit, à ses articles 13 et 14, des règles relatives aux voies de recours ouvertes contre les décisions de retour et aux garanties offertes aux ressortissants de pays tiers ayant fait l’objet d’une telle décision dans l’attente du retour.
41 Il convient, dès lors, de déterminer si lesdits articles doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale qui ne confère pas un effet suspensif au recours exercé contre une décision de retour telle que celle en cause au principal et qui ne prévoit pas la prise en charge des besoins de base du ressortissant concerné de pays tiers jusqu’à ce qu’il soit statué sur le recours exercé contre une telle décision.
42 À cet égard, il importe de souligner que l’interprétation des dispositions de la directive 2008/115 doit être effectuée, comme le rappelle le considérant 2 de celle-ci, dans le respect intégral des droits fondamentaux et de la dignité des personnes concernées.
43 S’agissant, en premier lieu, des caractéristiques du recours devant pouvoir être exercé contre une décision de retour telle que celle en cause au principal, il ressort de l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2008/115, lu en combinaison avec l’article 12, paragraphe 1, de celle-ci, qu’un ressortissant de pays tiers doit disposer d’une voie de recours effective pour attaquer une décision de retour prise à son encontre.
44 L’article 13, paragraphe 2, de cette directive prévoit, quant à lui, que l’autorité ou l’instance compétente pour statuer sur ce recours peut suspendre temporairement l’exécution de la décision de retour attaquée, à moins qu’une suspension temporaire ne soit déjà applicable en vertu de la législation nationale. Il s’ensuit que ladite directive n’impose pas que le recours prévu à l’article 13, paragraphe 1, de celle-ci ait nécessairement un effet suspensif.
45 Néanmoins, les caractéristiques de ce recours doivent être déterminées en conformité avec l’article 47 de la Charte qui constitue une réaffirmation du principe de protection juridictionnelle effective (voir, en ce sens, arrêts Unibet, C‑432/05, EU:C:2007:163, point 37, et Agrokonsulting-04, C‑93/12, EU:C:2013:432, point 59) et aux termes duquel toute personne dont les droits et les libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues audit article.
46 À cet égard, il importe de relever que l’article 19, paragraphe 2, de la Charte précise, notamment, que nul ne peut être éloigné vers un État où il existe un risque sérieux qu’il soit soumis à des traitements inhumains ou dégradants.
47 Il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui doit être prise en compte, en application de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, pour interpréter l’article 19, paragraphe 2, de celle-ci, que, si les non-nationaux qui sont sous le coup d’une décision permettant leur éloignement ne peuvent en principe revendiquer un droit à rester sur le territoire d’un État afin de continuer à bénéficier de l’assistance et des services médicaux sociaux ou autres fournis par cet État, la décision d’éloigner un étranger atteint d’une maladie physique ou mentale grave vers un pays où les moyens de traiter cette maladie sont inférieurs à ceux disponibles dans ledit État est susceptible de soulever une question sous l’angle de l’article 3 de la CEDH, dans des cas très exceptionnels, lorsque les considérations humanitaires militant contre cet éloignement sont impérieuses (voir, notamment, Cour eur. D. H., arrêt N. c. Royaume-Uni du 27 mai 2008, § 42).
48 Dans les cas très exceptionnels où l’éloignement d’un ressortissant de pays tiers atteint d’une grave maladie vers un pays dans lequel les traitements adéquats n’existent pas violerait le principe de non-refoulement, les États membres ne peuvent donc pas, conformément à l’article 5 de la directive 2008/115, lu à la lumière de l’article 19, paragraphe 2, de la Charte, procéder à cet éloignement.
49 L’exécution d’une décision de retour impliquant l’éloignement d’un ressortissant de pays tiers atteint d’une grave maladie vers un pays dans lequel les traitements adéquats n’existent pas pourrait dès lors constituer, dans certains cas, une violation de l’article 5 de la directive 2008/115.
50 Ces cas très exceptionnels sont caractérisés par la gravité et le caractère irréparable du préjudice résultant de l’éloignement d’un ressortissant de pays tiers vers un pays dans lequel il existe un risque sérieux qu’il soit soumis à des traitements inhumains ou dégradants. L’effectivité du recours exercé contre une décision de retour dont l’exécution est susceptible d’exposer le ressortissant en cause de pays tiers à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé exige, dans ces conditions, que ce ressortissant de pays tiers dispose d’un recours avec effet suspensif, afin de garantir que la décision de retour ne soit pas exécutée avant qu’un grief relatif à une violation de l’article 5 de la directive 2008/115, lu à la lumière de l’article 19, paragraphe 2, de la Charte, n’ait pu être examiné par une autorité compétente.
51 Cette interprétation est confortée par les explications afférentes à l’article 47 de la Charte, selon lesquelles le premier alinéa de cet article est fondé sur l’article 13 de la CEDH (arrêt Réexamen Arango Jaramillo e.a./BEI, C‑334/12 RX‑II, EU:C:2013:134, point 42).
52 En effet, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que, lorsqu’un État décide de renvoyer un étranger vers un pays où il existe des motifs sérieux de croire qu’il serait exposé à un risque réel de traitements contraires à l’article 3 de la CEDH, l’effectivité du recours exercé prévue à l’article 13 de la CEDH requiert que les intéressés disposent d’un recours de plein droit suspensif contre l’exécution de la mesure permettant leur renvoi (voir, notamment, Cour eur. D. H., arrêts Gebremedhin c. France du 26 avril 2007, § 67, ainsi que Hirsi Jamaa et autres c. Italie du 23 février 2012, § 200).
53 Il résulte de ce qui précède que les articles 5 et 13 de la directive 2008/115, lus à la lumière des articles 19, paragraphe 2, et 47 de la Charte, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale qui ne prévoit pas de recours avec effet suspensif contre une décision de retour dont l’exécution est susceptible d’exposer le ressortissant en cause de pays tiers à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé.
54 En ce qui concerne, en second lieu, la prise en charge des besoins de base d’un ressortissant de pays tiers dans une situation telle que celle en cause au principal, s’il ressort du considérant 12 de la directive 2008/115 que les besoins de base des ressortissants de pays tiers qui sont en séjour irrégulier, mais qui ne peuvent pas encore faire l’objet d’un éloignement devraient être définis conformément à la législation nationale, il n’en demeure pas moins que cette législation doit être compatible avec les obligations résultant de cette directive.
55 Or, l’article 14 de ladite directive prévoit certaines garanties dans l’attente du retour, notamment au cours des périodes pendant lesquelles l’éloignement a été reporté conformément à l’article 9 de la même directive.
56 Aux termes de l’article 9, paragraphe 1, sous b), de la directive 2008/115, les États membres reportent l’éloignement tant que dure l’effet suspensif accordé conformément à l’article 13, paragraphe 2, de cette directive.
57 Or, il ressort de l’économie générale de la directive 2008/115, dont il convient de tenir compte pour l’interprétation des dispositions de celle-ci (voir, en ce sens, arrêt Abdullahi, C‑394/12, EU:C:2013:813, point 51), que l’article 9, paragraphe 1, sous b), de cette directive doit couvrir toutes les situations dans lesquelles un État membre est tenu de suspendre l’exécution d’une décision de retour à la suite de l’exercice d’un recours contre cette décision.
58 Il résulte de ce qui précède que les États membres sont tenus d’offrir à un ressortissant de pays tiers atteint d’une grave maladie ayant exercé un recours contre une décision de retour dont l’exécution est susceptible de l’exposer à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé les garanties dans l’attente du retour instituées à l’article 14 de la directive 2008/115.
59 En particulier, dans une situation telle que celle en cause au principal, l’État membre concerné est tenu, en application de l’article 14, paragraphe 1, sous b), de ladite directive, de prendre en charge, dans la mesure du possible, les besoins de base d’un ressortissant de pays tiers atteint d’une grave maladie lorsque celui-ci est dépourvu des moyens de pourvoir lui-même à ses besoins.
60 En effet, l’assurance des soins médicaux d’urgence et du traitement indispensable des maladies, prévue à l’article 14, paragraphe 1, sous b), de la directive 2008/115, pourrait être, dans une telle situation, privée d’effet réel si elle n’était pas accompagnée d’une prise en charge des besoins de base du ressortissant concerné de pays tiers.
61 Cependant, il convient de relever qu’il appartient aux États membres de déterminer la forme que doit revêtir cette prise en charge des besoins de base du ressortissant concerné d’un pays tiers.
62 Il s’ensuit que l’article 14, paragraphe 1, sous b), de la directive 2008/115 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une législation nationale qui ne prévoit pas la prise en charge, dans la mesure du possible, des besoins de base d’un ressortissant de pays tiers atteint d’une grave maladie, afin de garantir que les soins médicaux d’urgence et le traitement indispensable des maladies puissent effectivement être prodigués, durant la période pendant laquelle l’État membre concerné est tenu de reporter l’éloignement de ce ressortissant de pays tiers à la suite de l’exercice d’un recours contre une décision de retour prise à son encontre.
63 Au vu de ce qui précède, il convient de répondre aux questions posées que les articles 5 et 13 de la directive 2008/115, lus à la lumière des articles 19, paragraphe 2, et 47 de la Charte, ainsi que l’article 14, paragraphe 1, sous b), de cette directive doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale:
– qui ne confère pas un effet suspensif à un recours exercé contre une décision ordonnant à un ressortissant de pays tiers atteint d’une grave maladie de quitter le territoire d’un État membre, lorsque l’exécution de cette décision est susceptible d’exposer ce ressortissant de pays tiers à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé, et
– qui ne prévoit pas la prise en charge, dans la mesure du possible, des besoins de base dudit ressortissant de pays tiers, afin de garantir que les soins médicaux d’urgence et le traitement indispensable des maladies puissent effectivement être prodigués, durant la période pendant laquelle cet État membre est tenu de reporter l’éloignement du même ressortissant de pays tiers à la suite de l’exercice de ce recours.
Sur les dépens
64 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit:
Les articles 5 et 13 de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, lus à la lumière des articles 19, paragraphe 2, et 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ainsi que l’article 14, paragraphe 1, sous b), de cette directive doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale:
– qui ne confère pas un effet suspensif à un recours exercé contre une décision ordonnant à un ressortissant de pays tiers atteint d’une grave maladie de quitter le territoire d’un État membre, lorsque l’exécution de cette décision est susceptible d’exposer ce ressortissant de pays tiers à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé, et
– qui ne prévoit pas la prise en charge, dans la mesure du possible, des besoins de base dudit ressortissant de pays tiers, afin de garantir que les soins médicaux d’urgence et le traitement indispensable des maladies puissent effectivement être prodigués, durant la période pendant laquelle cet État membre est tenu de reporter l’éloignement du même ressortissant de pays tiers à la suite de l’exercice de ce recours.
Signatures
* Langue de procédure: le français.